Les entreprises vues par la science-fiction

Lancement du numéro 96 de la revue Entreprises et histoire à Paris.

Pierre-Luc Fortier, Candidat à la maitrise en sciences de la gestion, ESG UQAM


Dans le cadre d’un séjour à Paris, Corinne Gendron, professeure titulaire au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale a participé à une table ronde dans le cadre du lancement d’un numéro qu’elle codirigeait avec Michel Pierssens, professeur émérite à l’Université de Montréal sous le thème : Entreprises et science-fiction. Les autres auteurs ayant participé à la table ronde sont : Ève Lamendour, Édouard Le Maréchal, Pierre-Antoine Marti et Roger Nougaret.

Plutôt qu’une recension du numéro lui-même, ce compte-rendu relatera les grandes idées ressorties des discussions initiées lors de la table ronde.

C’est dans une salle comble que l’activité a eu lieu. À l’instar des articles et des contributeurs du numéro, l’interdisciplinarité était au rendez-vous dans l’assistance. Cette qualité a fait en sorte de rendre les échanges variés et enrichissants. L’objectif de la soirée était de partager sur la réalité de l’entreprise à travers le prisme de la science-fiction.

Tout d’abord, en présentation, les éditeurs du numéro spécial tenaient à souligner la qualité et l’importance de l’interdisciplinarité dans ce numéro et la richesse des savoirs multiples et différenciés mobilisés dans la revue. L’accent mis dans la plupart des articles sur la créativité fut d’emblée souligné comme un élément frappant du numéro, cette créativité qui dépasse le divertissement, mais qui, dans l’entreprise et chez les chercheurs, permet d’imaginer la réalité différemment et ainsi d’extraire des concepts qui pourraient transformer l’avenir. Un autre aspect intéressant de ce numéro est que plusieurs des contributions sont des critiques du concept d’entreprise. On souligne que la science-fiction est autant une façon différente d’imaginer le concept d’entreprise, mais également une invitation lancée aux chefs d’entreprises d’y recourir afin d’en modifier la nature. Michel Pierssens soulignait également la quantité phénoménale de références bibliographiques contenues dans ce numéro.

Les auteurs étaient invités à présenter à tour de rôle leurs articles respectifs. Nous avons été à même d’expérimenter la portée que pouvait avoir ce numéro, puisque les contributeurs présents avaient abordé la question de l’entreprise sous différents angles. D’un côté on cherchait à illustrer ce que la science-fiction peut apporter à des chefs d’entreprises pour construire une stratégie différenciante. D’un autre côté, il s’agissait d’explorer l’aspect de l’interprétation du management dans la science-fiction, mais plus particulièrement dans les récits d’utopie. Le constat est que l’utopie managériale est très peu représentée dans l’histoire du cinéma et que le monde du management et le monde du travail sont souvent traités comme des sujets d’actualité, comme s’il était impossible de rêver. Un autre exercice effectué dans le numéro fut de comparer des ouvrages de science-fiction où l’intrigue centrale tournait autour du concept d’entreprise. Cette comparaison permet d’illustrer comment les auteurs de fiction se représentaient l’entreprise de demain il y a quelques décennies.

Certains auteurs se sont limités aux œuvres cinématographiques, d’autres ont davantage axé leur analyse sur la fiction française ou la littérature anglo-saxonne et nord-américaine. Les discussions amènent les intervenants présents à constater que la conception d’entreprise est moins présente dans les œuvres françaises. On en vient à se poser la question de la provenance et du degré d’information sur l’entreprise recueillie par certains auteurs et scénaristes français tellement elle est souvent éloignée de la réalité, voire empreinte de clichés. On relate certaines exceptions où d’anciens cadres ou employés ayant une grande expérience en entreprise vont traiter de leur expérience en utilisant la science-fiction et parfois même la satire.

Un membre de l’assistance a relaté une expérience, tout à fait intéressante, effectuée dans l’entreprise publique (Eau de Paris). Les employés étaient invités à rédiger des récits prospectifs sur l’avenir de l’eau. L’objectif était de stimuler l’imaginaire des participants et de se projeter dans l’avenir. Un néologisme est même né de cette expérience « l’aquafiction » et près d’une dizaine de courtes nouvelles sont ressorties de cet exercice.

La participation de Michel Pébereau, ancien PDG et président d’honneur de BNP Paribas, bibliophile et grand amateur de science-fiction, est soulignée par Michel Pierssens et Roger Nougaret qui a recueilli les propos de Monsieur Pébereau pour l’article. Il explique que selon lui, le chef d’entreprise avait besoin de ces vastes espaces et de l’exploration de l’univers des possibles afin de pouvoir s’évader, en quelques sortes, du poids de ses responsabilités. De plus, ce dernier mentionne que dans le milieu bancaire les décideurs sont souvent appelés à trancher sur des situations complexes et lourdes de conséquences. Or, Michel Pébereau, par sa passion pour ce type de littérature, avait à sa disposition une infinité de scénarios et ainsi était mieux préparé et très rarement pris au dépourvu.

Les échanges mènent la discussion vers l’apport de la science-fiction à la prospective en entreprise et l’importance de comprendre le passé afin de pouvoir être prêt pour l’avenir sans pour autant tracer le chemin. La science-fiction propose de s’inscrire dans l’histoire et de construire une structure dans le récit. Quant à la prospective, le défi est d’expliquer en quoi les scénarios ne sont pas que des prédictions souhaitables en plus d’éviter l’extrapolation. La prospective ne sert pas à prévoir, mais plutôt à identifier les variables critiques et le système sur lequel on réfléchit. Corinne Gendron, quant à elle, ajoute que la prospective est parfois en panne d’imagination et souvent trop axée sur la méthode, comme le mentionnait Gérard Klein (1995) dans la préface de Tous à Zanzibar[1]. Les scénarios issus de la prospective se retrouvent souvent sur des continuums alors que la science-fiction permet de penser une rupture.

Comme le relate ce compte rendu, l’entreprise au prisme de la science-fiction, permet d’explorer une grande variété d’avenues. Plusieurs autres restent inexplorées comme, par exemple, l’importance de l’histoire dans la science-fiction et dans la conception de l’entreprise. La science-fiction et ses enseignements dans nos sociétés sont un terreau fertile pour une multitude de projets à venir.

Références

Gendron, C. et Pierssens, M. (2019). L’entreprise vue par la science-fiction : d’aujourd’hui à demain. Entreprises et histoire, n° 96(3), 8‑13.


[1] Klein, G., 1995. Préface: science-fiction et prospective (Preface : science-fiction and forecasting). Dans: Brunner. J. (Ed.), Tous à Zanzibar. Titre original: Stand on Zanzibar, 1968. Le livre de Poche, Paris.