Entretien avec Corinne Gendrona
Par Zeynep Torunb, Roberto Colinc, et Charles Duprezd
a – Professeure au département de stratégie et de responsabilité sociale et environnementale à l’ESG UQAM ainsi que directrice du Centre de recherche en responsabilité sociale et développement durable (CRSDD). Sociologue, juriste et MBA, Corinne Gendron est spécialiste des nouvelles formes de régulation économique et de gouvernance. Figure du développement durable et fondatrice de l’école de Montréal sur la RSE, ses recherches portent sur les représentations sociales de la transition écologique de l’élite économique et politique, ainsi que sur l’acceptabilité sociale des grands projets de société. Elle est par ailleurs membre de l’Académie des technologies française, chevalier de la Légion d’honneur et membre de la Société royale du Canada.
b,c et d – Équipe éditoriale de la revue
ŒH – Le cadre d’analyse de la post-croissance semble progressivement prendre de l’ampleur et bouscule le paradigme du développement durable. Serait-ce le signe de l’échec de la croissance verte à assurer ses promesses ?
Corinne Gendron – Tout d’abord, il faut rappeler que le développement durable ce n’est pas la croissance verte : il s’agit d’une interprétation proposée par le milieu des affaires qui ne correspond pas au principal message du rapport Brundtland. Selon Notre avenir à tous, seule une croissance dans les pays du sud, permettant d’améliorer les conditions de vie des plus démunis, devait être envisagée. Par ailleurs, comme l’illustre les écrits de Herman Daly, le concept de développement durable s’est en partie structuré contre le principe de croissance, et s’est notamment nourri des questionnements sur les indicateurs économiques. Mais il est vrai que le caractère flou et ambigu du concept de développement durable a servi de terreau à l’idée qu’il était possible de structurer une croissance économique non dommageable à l’environnement; or, les stratégies de découplage se sont avérées largement insuffisantes pour endiguer la crise écologique. Tout comme le courant de la transition, le courant de la décroissance (incluant la post-croissance, ou la non-croissance – en anglais degrowth, agrowth…) peut être envisagé comme un paradigme à partir duquel discuter d’un nouveau compromis social à propos de notre relation à l’environnement. Il n’en reste pas moins que ce courant fait à mon avis l’impasse sur un élément essentiel de notre organisation sociale : la redistribution des richesses. Celle-ci est aujourd’hui inscrite dans un système économique de croissance où les emplois et les programmes sociaux sont tributaires de la profitabilité des entreprises, profitabilité qui repose sur une consommation toujours accrue des ménages. Proposer un système alternatif d’organisation sociale en faisant fi des défis de la répartition des richesses me semble un leurre.
ŒH – La décroissance est souvent présentée comme ayant un double rôle d’alerte et d’inspiration par la présentation d’une utopie concrète. Selon Latouche, c’est sur ce dernier aspect que la post-croissance pèche davantage ; la « colonisation des imaginaires » par nos conceptions productivistes, économicistes et technicistes seraient l’une des principales barrières qui empêcheraient le changement. Sommes-nous confrontés à une incapacité de concevoir un monde différent qui nous enfermerait dans le statu quo ?
Je suis entièrement d’accord avec le rôle d’alerte de ces mouvements, notamment pour souligner que la croissance économique, mais aussi la structure même de notre système de production et de consommation sont problématiques. La post-croissante peut être inspirante en esquissant qu’un autre monde est possible. En revanche, ce n’est pas vraiment une utopie concrète, car si elle invite tous et chacun à la sobriété, elle ne propose pas de système social opérationnel.
À mes yeux, le principal défi loge moins dans la diffusion de nouveaux imaginaires que dans une réforme radicale et juste du système socioéconomique. Il faut prendre la mesure de la difficulté à changer un système en fonction duquel tous les acteurs, incluant les plus influents, se sont ajustés et dans lequel ils sont engagés et ont investi. C’est ce qui rend les transformations structurelles si difficiles et périlleuses. Les élites, notamment, peuvent répugner à changer un système qui les avantage; elles pourraient n’œuvrer à un nouveau système que si elles envisagent de pouvoir en tirer profit.
ŒH – Justement, comment voyez-vous la place de ces élites dans la transition écologique ? Un nouveau compromis social sur la base de post-croissance serait-il envisageable ?
Les élites ont un rôle de premier plan, car la transition ne se fera pas sans elles; il faut donc envisager avec elles un nouveau compromis social à propos de la préservation et de la restauration de l’environnement. Or, les élites sont actuellement très fragmentées, avec d’un côté des acteurs conscients et engagés, et de l’autre des individus inscrits dans une idéologie méritocratique qui n’entrevoient pas leur responsabilité vis-à-vis du collectif1. Idéalement, toute personne ou plus largement tout acteur ayant le pouvoir de changer quelque chose devrait se sentir en devoir de le faire.
ŒH – Si nous sortons de l’imaginaire de la croissance, sur quels mécanismes pourrait reposer la répartition et la redistribution des richesse ?
Alors qu’il ne s’agissait au départ que d’un incitatif à participer à des œuvres communes, nos sociétés ont érigé la rémunération des investissements en principe premier, ce qui pose problème dans un système économique fondé sur la demande solvable. Sortir de cette logique reste pour moi une énigme.
ŒH – Comment voyez-vous le rôle des universitaires, et plus particulièrement des écoles de gestion dans l’acceptabilité sociale de la transition ?
Les universités doivent être des lieux de débat pour imaginer et discuter des options possibles. Il faut pouvoir mettre à plat les idéologies dominantes et pour ce faire, il faut qu’une université reste indépendante. Il est important de disposer d’un financement universitaire public; les financements privés orientent les recherches, ce qui peut s’avérer problématique2. Les écoles de gestion ont un rôle important à jouer, à condition de pouvoir y interroger les paradigmes dominants en gestion.
ŒH – En tant que chercheuse travaillant sur le sujet de la transition écologique depuis de plusieurs décennies. Quelles évolutions marquantes, notez-vous ces dernières années et comment anticipez-vous la suite ?
Ce qui est marquant, c’est que la vitesse du dérèglement climatique et écologique et l’augmentation des évènements extrêmes prennent tout le monde de court. Nous anticipions ces changements, mais pas aussi rapidement et je crains que cela ne fasse que s’accélérer. On parle désormais d’environnement tous les jours dans les médias, alors que lorsque j’ai commencé mes travaux il y a plus de 20 ans, l’environnement n’était qu’un problème parmi d’autres, évoqué de manière assez sporadique. Désormais, tout le monde reconnaît que l’environnement va devenir soit le point de départ, soit la condition, soit l’horizon indépassable de toute réflexion économique et politique.
[1] Voir https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2023-02-15/ bunkers-luxueux-iles-isolees-comment-les-milliardairesse-preparent-ils-a-la-fin-du-monde-69391220-e274-4a79-8520- 0829ff425f13
[2] Barnes D, Bero L. Why review articles on the health effects of passive smoking reach different conclusions. JAMA 1998;279:156670. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/9605902/
Acceptabilité sociale de la post-croissance
Numéro 1 – novembre 2023