La décroissance : un projet de sortie du capitalisme, radicalement émancipateur

Entretien avec Yves-Marie Abrahama 

Par Roberto Colinb, Zeynep Torunc et Charles Duprezd 

a – Professeur et sociologue au département de Management de HEC Montréal ainsi que co-responsable de la spécialisation en gestion de l’innovation sociale au deuxième cycle. Il y donne depuis 2013 un cours sur la « décroissance soutenable ». Figure de la décroissance, il est membre du groupe de recherche québécois indépendant sur la décroissance Polémos. Il est par ailleurs l’auteur de plusieurs ouvrages dont Guérir du mal de l’infini aux éditions Écosociété (2019).
b,c et d – Équipe éditoriale de la revue

ŒH – Comment percevez-vous l’ampleur grandissante que prend le cadre d’analyse de la « post-croissance » ?

Un nombre croissant de personnes commence à réfléchir à ces questions, ce qui est une bonne chose. En revanche, pour ma part, j’emploie peu la notion de post-croissance, lui préférant celle de décroissance qui a le mérite d’être plus claire. Si une décroissance doit nécessairement déboucher sur des sociétés post-croissances, nous n’en sommes pas encore là. Avant tout, il convient d’assumer le fait de décroitre. La décroissance implique de sortir des sociétés de croissance et se veut, de ce fait, une critique radicale du capitalisme. Donc, si nous voulons parler de société post-croissance, il faut parler ouvertement de post-capitalisme, ce que je n’entends pas beaucoup dans la bouche des promoteurs de la post-croissance.

À cet égard, et pour le dire sans détour, il me semble que la notion de post-croissance est souvent privilégiée par des personnes qui semblent mal à l’aise avec l’idée même de décroissance et qui craignent en quelque sorte de faire peur aux bourgeois. À l’inverse, parler de « post-croissance » permet d’esquiver la nécessaire critique de notre civilisation et inquiète beaucoup moins. C’est un peu comme si l’on refusait de parler de son opération à un patient qui est sur le point d’être opéré du cœur, pour n’évoquer avec lui que la période post-convalescence, lorsque tout ira bien…

Je pense que nous avons intérêt à être plus clairs, quitte à inquiéter certaines personnes. Cela n’est pas un problème – au contraire – car ceux qui veulent la poursuite de ce monde doivent aujourd’hui se sentir concernés et remis en question par certains mouvements, à commencer par celui de la décroissance. L’idée selon laquelle nous pourrions avoir un processus de transition parfaitement pacifique et convergent me semble naïve. Il y a des divergences profondes et radicales : certaines personnes vont défendre l’ordre en place et d’autres vont s’y attaquer. Le mot de décroissance peut alors servir d’étendard pour dire que nous refusons cet ordre capitaliste.

ŒH – La principale divergence entre les tenants de la décroissance et ceux de la post-croissance serait donc autour de la question du capitalisme ?

Effectivement, une partie des promoteurs de la post-croissance continuent de défendre le capitalisme – ou du moins ne le remettent pas frontalement en question. Selon la vision de la décroissance que j’évoque, le capitalisme est, au contraire, considéré par nature comme insoutenable et injuste. Il faut cependant aller plus loin et élargir la critique. Sortir de la croissance, c’est aussi plus largement sortir de la civilisation industrielle.

Aurélien Berlan définit la civilisation industrielle par trois grandes caractéristiques : le capitalisme, les technosciences et l’État bureaucratique. Tout cela doit être questionné conjointement. C’est un travail colossal, mais je ne pense pas que nous puissions nous émanciper des formes de dominations, d’injustices et d’aliénations que nous subissons aujourd’hui sans formuler une critique claire des différentes caractéristiques de la civilisation industrielle.

Si notre société n’est pas tenable, c’est à la fois pour des raisons écologiques (qui semblent maintenant évidentes), mais aussi pour des raisons politiques. Sur ce dernier point, soulignons que nous sommes notamment soumis à deux impératifs qui ne sont pas nôtres. D’un côté, il y a celui de la rentabilité, lié au capitalisme et, d’un autre côté, il y a la quête de puissance (et non de l’efficacité), liée aux technosciences. Ces deux impératifs nous imposent leur logique, en contradiction avec les promesses de liberté du siècle des Lumières. La critique des technosciences constitue d’ailleurs un autre point de désaccord avec certains militants et chercheurs qui se réclament de la post-croissance aujourd’hui

ŒH – Sous quelles conditions la post-croissance pourrait-elle devenir un projet de société socialement acceptable ?

Autant le dire tout de suite, l’acceptabilité sociale est une notion que je connais peu et que je n’utilise jamais. C’est à mon sens un vocabulaire de technocrates qui se demandent comment faire avaler une pilule amère à une population ; comment rendre acceptable ce qui ne l’est pas.  

Cela étant dit, je ne suis pas certain que l’enjeu soit de rendre la décroissance acceptable, en tout cas ce n’est pas mon souci premier. Je travaille d’abord à montrer tout ce que ce monde a de profondément inacceptable. Ça n’est pas facile, car, comme le soulignaient déjà Marx et Engels, il y a plus de 150 ans, le capitalisme dispose de forces considérables pour se maintenir, dont la profusion de marchandises à bas prix mise à disposition d’une partie de l’humanité.  

L’une des forces de l’idée de « décroissance » c’est que nous n’arrivons pas avec un projet de société préfabriqué (contrairement à certains mouvements révolutionnaires du passé). Nous établissons d’abord et avant tout une critique rigoureuse et systématique de ce monde-ci, pour mettre en évidence ce qu’il a d’inacceptable, en montrant notamment ses coûts écologiques et sociaux. Par la suite, nous avançons des propositions qui restent relativement simples et éclairent sur certaines directions, sans décrire la destination ultime.  

Plus concrètement, la première direction qu’il s’agit d’emprunter du point de vue de la décroissance, si nous voulons arrêter l’autodestruction en cours, c’est de produire moins.  

Ensuite, si nous tenons à l’idéal de justice qui fonde la société occidentale dans ce qu’elle a de meilleur, il faut partager plus ce dont nous avons besoin pour vivre. Outre l’argument moral, nous pouvons aussi avancer une raison pragmatique : une baisse de la production sans une meilleure répartition de nos richesses affecterait mécaniquement davantage les plus pauvres. On peut alors légitimement s’attendre à ce qu’ils se révoltent; ce qui serait, d’ailleurs, la moindre des choses. L’exemple des Gilets Jaunes en France est, à ce titre, édifiant. 

Enfin, s’il faut mettre des limites à ce que nous produisons et à ce que nous possédons, tout en améliorant le partage des richesses, alors il faut que nous puissions en discuter et en décider ensemble. Cela peut sembler très idéaliste, mais je crois que la seule solution pour ne pas tomber dans l’injustice ou dans des formes de violences autoritaires, c’est de tenir mordicus au principe démocratique. Cela suppose de nombreuses ruptures, notamment avec nos régimes politiques qui ne sont pas vraiment démocratiques – du moins pas si l’on reprend les vieilles catégories d’Aristote qui nous montrent que nous sommes dans une aristocratie élective : on élit les meilleurs (à se faire élire) pour nous représenter.  

Ces trois grandes directions ont des implications majeures, tout en laissant ouverte la question de la destination. C’est assez cohérent avec l’idéal démocratique ; ce sont aux humains, dans le coin du monde qu’ils habitent, d’essayer de s’inventer des sociétés post-croissance. 

ŒH – Il y a toujours des visions, des récits différents qui s’affrontent, est-ce que l’acceptabilité sociale ne pourrait pas, justement, permettre une voie de synthèse de ces récits pour dépasser certains clivages ?

Partout en Occident, il y a déjà des débats politiques autour des idées de décroissance. Il y a donc des espaces dans lesquels ces idées peuvent s’exprimer, mais cela est et restera conflictuel. Là-dessus, je suis assez proche des idées de Chantal Mouffe : il ne faut pas craindre le conflit et accepter qu’il n’y ait pas de consensus sur des idées politiques.

Une partie de la population est intéressée par ces idées, mais cet intérêt n’est aujourd’hui pas représenté au parlement. Les sondages en Europe montrent très bien que la notion de décroissance est assez largement acceptée. Par exemple, dans un sondage commandé par le plus grand syndicat patronal français, le MEDEF1 , plus de 65% des Français se déclareraient favorables à la décroissance. Alors, qu’on ne vienne pas me dire qu’il n’y a pas d’acceptabilité sociale ! En revanche, ce qui est de moins en moins accepté, c’est le capitalisme. C’est là l’enjeu et nos institutions politiques ne donnent pas d’espace pour y débattre de ces sujets et n’incluent pas vraiment les citoyennes et citoyens dans les processus décisionnels.

ŒH – Quels types de dispositifs devraient alors être mis en place pour avancer sur ces questions ?

Je trouve par exemple très inspirants les dispositifs de forums citoyens, un peu sur le modèle de la convention citoyenne pour le climat en France, où 150 personnes ont été tirées au sort pour réfléchir et faire des propositions sur la question climatique. Ces citoyennes et citoyens ont eu les moyens de réfléchir, ont eu accès à de l’information, à de nombreuses ressources, etc. Cela a abouti à des recommandations très intéressantes et cohérentes. Cependant, la radicalité de ces propositions n’a pas été tolérée par le président Emmanuel Macron qui les a presque toutes sabordées.

On a buté ici sur la principale limite de ces dispositifs. On confère à ces forums un rôle consultatif, mais aucun pouvoir législatif, c’est une manière de ne pas assumer l’idéal démocratique jusqu’au bout ! Cela dit, l’exemple de la Convention citoyenne pour le climat montre tout ce que peut déjà apporter le simple débat démocratique : des gens qui idéologiquement pouvaient être assez différents, voire opposés, au départ, sont pourtant parvenus à tomber d’accord sur un plan d’ensemble. Cela laisse penser qu’avec du temps (mais pas tant que cela non plus !) et des ressources adéquates il est possible de véritablement construire des projets politiques solides et cohérents.

ŒH – Revenons à l’enjeu des rapports de force : de quelle manière la post-croissance et de décroissance incluent-elles les rapports de classe dans leurs analyses ? Peut-on penser une société sans classe ?

L’analyse marxiste classique reste tout à fait pertinente aujourd’hui, car, malgré tout ce qui a changé depuis le milieu du XIXe siècle, nous sommes encore dans des sociétés bourgeoises, où une minorité de la population contrôle les moyens de production, forçant la majorité à lui vendre sa force de travail sur le marché. L’idée de « partager plus » dont nous discutions précédemment est un mot « gentil », à consonance chrétienne. Mais, s’il convient de partager plus, tout en produisant moins, nous devons accepter par exemple que disparaissent des fortunes privées telles que celle de Jeff Bezos, pour prendre un exemple caricatural. L’idée fondamentale est de réduire les inégalités et de supprimer le pouvoir et l’influence disproportionnés – et à mon avis injustifiable – que tire cette minorité de la population de cette concentration de richesses. Aussi, quand je parle d’anticapitalisme, je ne vise pas seulement l’abolition des classes sociales. Je parle également et, peut-être plus fondamentalement, d’une sortie de la course à l’accumulation de capital, une course dans laquelle l’Union soviétique et la Chine de Mao étaient aussi engagées. Il s’agit de réaliser une révolution, au sens sociologique du terme, soit une transformation rapide et volontaire des institutions centrales de nos sociétés, comme l’explique Cornélius Castoriadis. Cela dit, il n’est pas évident de percevoir qui seront les acteurs d’une telle révolution. Ce sera de toute façon fragmenté, comme nous l’observons dans nos assemblés ou nos conférences publiques.

ŒH – Si la société post-croissance est une société sans classe, comment considérer les nouvelles lignes de distinction sociale ?

Au terme d’une belle enquête anthropologique, l’économiste Jacques Généreux soutient que les humains éprouvent deux grandes aspirations contradictoires : être soi (se différencier d’autrui, vivre pour soi) et être avec les autres, vivre pour les autres. Nous serions des animaux perpétuellement tiraillés entre ces deux aspirations. Une société humaine devrait offrir la possibilité de donner libre cours, à tout le monde, à ces deux aspirations. Il faut chercher à vivre avec cette tension-là, sans oublier l’une de ces deux aspirations. Or, le monde dans lequel nous sommes aujourd’hui donne libre cours au désir d’être pour soi sans apporter la possibilité de vivre pleinement avec et pour les autres. L’un des enjeux est donc la construction d’un monde qui donne la place à ce genre d’aspiration, sans tomber effectivement dans l’extrême inverse, comme l’ont montré certaines expériences communistes.

Cette possibilité n’a rien d’utopique sur le plan anthropologique. Nous pouvons prendre, comme exemple, sans l’idéaliser, ce qui s’est passé ici au Québec pendant plus de 10.000 ans, où les Premières Nations ont inventé des formes de vie sociale très différentes des nôtres, mais qui permettaient – il me semble – un meilleur équilibre entre ces deux types d’aspirations. Ce faisant, ils ont aussi fait preuve d’une soutenabilité extraordinaire.

ŒH – La grande force du capitalisme et plus généralement de la société de croissance, est de se vendre comme étant le seul système possible, comme apparaissant du ressort du naturel, de l’évidence. Comment sortir de cette idéologie ? Faut-il proposer de nouveaux récits qui puissent permettre aux gens de rêver et de se projeter dans l’avenir ?

Vous utilisez-là un autre terme – celui de « récit » – dont je me méfie aussi beaucoup. Je préfère de mon côté parler de « projet politique », d’« idéologie politique », etc. À mon sens, trop de gens disent aujourd’hui que ce qui nous manque ce sont de « nouveaux récits ». Alors, peut-être qu’il nous en faut, mais dans ce cas, mettons que la décroissance en est un. C’est en effet une autre façon de se raconter l’histoire de la montée en puissance de l’Occident. En fait, l’appel aux « récits » se fait souvent de la part de personnes qui voudraient que tout se passe gentiment, sans que rien d’essentiel concernant la marche de nos sociétés ne soit véritablement transformé. Je ne crois pas que cela va se faire par des récits, mais par des conflits politiques ; par des chocs sur le plan matériel ; par une transformation des rapports de force dans la société. C’est là où le marxisme reste un cadre d’analyse essentiel.

Pour le moment, le principal obstacle à une sortie des sociétés de croissance repose sur le fait qu’elles arrivent encore à offrir, à une bonne partie de la population, un accès à des marchandises à des prix relativement accessibles. Par la suite, une fois cela reconnu, nous pouvons accorder de l’importance à la dimension idéologique. Et là, comme l’a bien montré Gramsci, il s’agit surtout de s’attaquer à une forme d’hégémonie culturelle. Mais, les contre-propositions sont déjà là et il y a largement de quoi nourrir le débat.

Si la décroissance est un récit, c’en est un qui vient pointer les contradictions du système actuel. C’est une proposition de lutte contre ce que Bertrand Méheust appelle la politique de l’oxymore, c’est-à-dire une politique qui consiste à nous promettre le dépassement des contradictions de nos sociétés en utilisant des oxymores tels que :« finance éthique », « entrepreneuriat social », « développement durable » ou encore « économie circulaire » etc. Ce sont, ici, autant de tentatives dans le langage – donc dans des récits – pour nier les contradictions de la civilisation industrielle, et laisser entendre que nous pourrions y prendre le meilleur tout en évitant de s’encombrer de ses désagréments.

ŒH – Vient aussi le problème de la récupération politique des frustrations pour les détourner vers d’autres causes que le capitalisme (les pauvres, les chômeurs, l’immigration, etc.).

Effectivement, nous assistons à une repolarisation du débat politique. La question est celle de savoir comment récupérer une partie de la population, de plus en plus malmenée, qui, pour l’instant, exprime plutôt son mécontentement en adhérant a des idées de droites, voire d’extrême droite, et qui est tentée par des formes de repli De la même manière, revient aussi constamment la question de la démographie – notamment celle de la Chine et d’une partie de l’Afrique. À écouter bon nombre de nos contemporains, l’essentiel de nos problèmes viendrait de là. Mais, contre ce type de raisonnement, il faut rappeler que les Occidentaux ont une empreinte environnementale individuelle bien plus importante que celle des Chinois. La différence est abyssale par rapport aux pays d’Afrique.

C’est d’abord un mode de vie qu’il faut remettre en question. Mais, c’est plus facile de penser que tout est de la faute de ces humains qui font encore beaucoup d’enfants. Outre que cette idée est fausse, elle exprime un désir indéfendable de prendre le contrôle des corps des femmes de ces régions, de prendre le contrôle de leur utérus. Face à cela, l’une des choses qui me tiennent le plus à cœur c’est de trouver comment faire de l’éducation populaire. Avec une telle proposition, notre rôle est de détourner les critiques de cibles qui nous paraissent injustifiées (les étrangers, les autochtones, les chômeurs, etc.), pour les orienter vers une critique du système capitaliste

ŒH – Qu’en est-il des récits qui prônent le recours massif aux technologies ? Sans rentrer dans un technosolutionnisme béat, il existe de bons arguments pour mettre en doute la capacité de réaliser une transition qui reposerait exclusivement sur la sobriété, sans prendre en compte la quête d’efficacité technique.

Si nous restons sur la question de la soutenabilité, il faut garder à l’esprit que cette croissance a été, justement et en partie, possible grâce à l’efficacité technique. Gagner en efficacité est exactement ce que nous faisons depuis les débuts de l’industrialisation et c’est un formidable vecteur de croissance. Considérant cela, la seule et nécessaire condition pour que l’efficacité puisse nous aider à sortir de la croissance c’est de poser des limites à ce qui est produit. Sans quoi, nous nous retrouvons confrontés notamment aux effets rebonds.

En revanche, ce discours qui laisse entendre qu’il faudrait mettre en place un pilotage technocratique de la bifurcation avec des expert.e.s et des indicateurs à outrance ne correspond pas du tout à l’approche de la décroissance que je défends. Selon moi, l’enjeu de toutes ces discussions n’est pas simplement celui de la soutenabilité prise au sens de la survie. Il faut encore que la vie vaille la peine d’être vécue. La décroissance est fondamentalement un appel à une reconquête d’un monde vécu, d’un monde à soi, d’un monde que l’on est capable de comprendre, dont l’on peut saisir les tenants et les aboutissants. Un monde dans lequel il est justement possible de réaliser les deux grandes aspirations à être à soi et être avec les autres. C’est un monde qui n’est alors plus du tout sous l’emprise technocratique comme c’est le cas aujourd’hui.

Comme l’a montré Ivan Illich, les techniques industrielles, de par leur propre succès, débouchent souvent sur de nouveaux problèmes, en même temps qu’elles génèrent des effets pervers. Parmi ceux-ci : elles nous fragilisent en nous rendant toujours plus dépendants d’elles, elles nous encombrent toujours plus (penser aux effets de la diffusion des TIC dans nos vies par exemple), elles nous coûtent collectivement de plus en plus cher, tant sur un plan économique qu’écologique. Est-ce que c’est de ce monde dont nous avons envie ? Pour ma part, non ! Dans la décroissance que je défends, il y a l’idée qu’il ne s’agit pas seulement de sauver la « nature », il s’agit de sauver aussi la justice et la liberté.

ŒH – Nous parlons surtout de l’Occident et notamment du Québec depuis le début de notre rencontre, mais quelle serait la place pour les pays les plus pauvres dans ce type de discours politique ?

L’assertion qu’il faut décroitre dans le Nord et croitre dans le Sud repose, selon moi, sur une mauvaise analyse de ce qu’est une société de croissance, et donc sur une mauvaise analyse du capitalisme.

D’abord, il faut considérer que les pays dits du « Sud » sont, dans les faits, engagés dans un modèle de croissance, et ce, depuis au moins le début de la colonisation. Pour la plupart, il s’agit de pays qui ont été colonisés ou dominés par l’occident et embarqués de force dans le modèle capitaliste. Ces pays sont simplement du mauvais côté de la course à la croissance.

Pour penser les rapports entre le Nord et le Sud, Samir Amin proposait le couple conceptuel « centre-périphérie » qui m’apparait, ici, très éclairant. Selon ce penseur anticolonial, la croissance économique des pays du « centre » n’est possible qu’en exploitant des « périphéries », où l’on va extraire les ressources naturelles et humaines nécessaires à la production de marchandises, écouler une partie de ces marchandises et déverser nos déchets. Les pays du Sud ont certes conquis leur indépendance politique, mais restent fondamentalement pris dans ces rapports d’exploitation centre/périphéries. Si les analyses de Samir Amin visent juste, ces pays ne pourront croitre que s’ils disposent à leur tour de périphéries.

Pour une part, la crainte qu’inspire la Chine un peu partout en Occident est de devenir sa périphérie ou de voir nos périphéries habituelles passer sous son contrôle. Pour reprendre les mots de Fernand Braudel : l’économie-monde est en train de voir son centre se déplacer des États-Unis vers la Chine. Certains pays occidentaux ne sont peut-être plus très loin de devenir des périphéries. Mais peut-on raisonnablement souhaiter cette inversion des rôles ? Je ne le crois pas. Il faut aspirer à une sortie de ce type de rapports d’exploitation, pour tout le monde. C’est pour cela que défendre l’idée de décroissance au Nord pour une croissance au Sud est pour moi une ineptie.

ŒH – Dans cette logique, comment voyez-vous l’aide au développement international ?

À la fin des années 1940, le président des États-Unis Harry Truman a prononcé ce fameux discours prônant l’aide au développement des pays les plus pauvres. Ce discours, encore aujourd’hui, est considéré de manière positive. On peut en faire une tout autre lecture cependant.

Pour cela, il faut se replonger dans la réalité géopolitique de l’époque. En effet, alors que les États-Unis devenaient une puissance économique capitaliste majeure, il leur était urgent de trouver le moyen d’écouler les marchandises produites et d’avoir accès à des ressources à bas prix. Problème : dans les années 1940, les pays du Sud sont, pour beaucoup encore, sous le contrôle des grands pays coloniaux européens. L’aide au développement peut en ce sens être vue comme une stratégie pour défaire cette domination européenne au profit des États-Unis. D’un point de vue décroissanciste, la meilleure chose que l’on puisse souhaiter aux pays du Sud, c’est une véritable autonomie économique et une vraie relocalisation de leurs activités, notamment pour que leur vie matérielle ne dépende plus de nos consommations, de notre tourisme, de nos achats, etc. Ils doivent donc s’affranchir de cette logique de libre marché, celle du renard libre dans le poulailler libre ! Cela dit, nous avons évidemment aussi un devoir de solidarité à l’égard des peuples des pays concernés. Il ne peut s’agir de les abandonner à leur sort, mais de les soutenir autant que faire se pourra, pour bâtir des sociétés plus soutenables, plus justes et plus démocratiques. 

ŒH – Au Nord comme au Sud, la révolution au sens sociologique du terme que prône la décroissance a-t-elle vocation à se réaliser par le bas avec des mouvements populaires ou par le haut avec le recours des élites ?

Par tous les côtés. Par le haut, car les élites ont du pouvoir et une capacité d’action, même si elles ont probablement le moins d’intérêt à sortir de cette société. Mais dans le même temps, nous voyons que même les élites souffrent de ce monde-là – ce qui me permet d’ailleurs de donner un cours très suivi à HEC Montréal où je vois que les élèves sont touchés par ce discours.

Par le bas, avec les populations qui subissent de plein fouet et comprennent les contradictions du capitalisme, et sont disposées à lutter contre lui. Il faut tout essayer, tout en restant modeste. Je ne crois pas qu’il puisse advenir une société post-croissance parfaite telle que je pourrais la rêver. Au mieux, il va y avoir des compromis, mais cela demande que nous puissions défendre des positions fortes.

Il est important de réaliser en effet que nous sommes face à quelque chose de gigantesque, de monstrueux, et que les chances de réussir sont plus que mince. Pour autant, cela est essentiel si nous voulons défendre encore une certaine conception de l’humain dans ce qu’il a potentiellement de meilleur. La décroissance reste pour moi une façon de tenir au moins à la dignité.

Pour conclure et éclairer ma réponse, je ne crois pas qu’il puisse advenir une société post-croissance parfaite telle que je pourrais la rêver. Au mieux, il va y avoir des compromis, Mais cela demande que nous puissions défendre des positions fortes.

ŒH – Pensez-vous que la post-croissance soit la porte de sortie d’une élite prenant conscience de l’impasse dans laquelle elle nous a menés ? La décroissance à HEC Montréal serait-elle une manière pour cette élite de contrôler la manière dont ce changement pourrait se faire ?

Vous mettez ici le doigt sur un risque très clair. Pour des raisons écologiques, mais aussi économiques, il commence à y avoir des membres des élites qui se mettent à réfléchir sérieusement à la manière de ralentir la croissance pour viser un état stationnaire. Cela pourrait être fait de manière très autoritaire et technocratique en nous faisant perdre encore plus de terrain en matière de justice et de liberté.

Je renvoie là-dessus au livre Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable de René Riesel et Jaime Semprun. Ces auteurs portent, selon moi, une critique très juste sur la décroissance, en affirmant qu’elle ne sert qu’à préparer les esprits à une gestion technocratique du rationnement. Pour eux, il ne s’agit que d’une manière de nous faire accepter l’idée de se serrer la ceinture, tout en nous soumettant à une gestion autoritaire du désastre, et, en même temps, une gestion qui permettrait de faire durer encore un peu cette société-là.

Il ne faut donc pas être naïf et se demander constamment à quoi nous servons véritablement et pourquoi certain.e.s nous ouvrent telle ou telle porte. J’espère réussir à ne pas trop entretenir ce risque, mais ce n’est pas impossible que je serve à cela. Pour l’instant, mon cours à HEC attire des étudiants et j’ai surtout l’impression que c’est la seule chose qui compte pour l’École…

[1] Sondage Odoxa réalieé pour le MEDEF en 2019. Récupéré de http://www.odoxa.fr/wp-content/uploads/2021/02/ Odoxa-Commission-Innovation-Medef-Le-progres-3.pdf


Acceptabilité sociale de la post-croissance

Numéro 1 – novembre 2023