Vers un salariat effectivement volontaire : un objectif économique pour le XXIe siècle

Marc-André Charpentier

« Car a-t-on vraiment le choix ? J’ai peut-être le choix entre être balayeur ou camionneur. Puis-je choisir de ne pas travailler, par exemple, sans me condamner à mourir de faim ? » (Maris, 2003)

L’efficacité de l’économie de marché repose sur plusieurs hypothèses. Parmi celles-ci, le caractère volontaire des échanges en est une primordiale (Friedman, 1990; Hayek, 2009; Mises, 1949). Effectivement, la théorie des marchés repose sur le postulat voulant que chaque échange économique, tant qu’il est effectué par des agents volontaires, se doit, d’une façon ou d’une autre, d’être bénéfique aux deux parties consentantes. Pourquoi ? Parce que si tel n’était pas le cas, pour l’une ou l’autre des deux parties, celle-ci, pouvant ne pas consentir à l’échange, y renoncerait. L’échange n’aurait pas lieu (Stiglitz, 2007). Chaque échange volontaire, auquel des agents consentent en toute liberté (tant qu’il respecte quelques autres hypothèses externes à notre sujet), mène à un optimum d’efficacité (Pareto, 2014). Il s’agit là d’une condition nécessaire à une défense, autant théorique qu’éthique, de l’économie de marché.

Mais sommes-nous, dans tous les échanges qui composent notre quotidien économique, réellement volontaires ?

Comme il s’agit d’une hypothèse de base, d’un postulat de la théorie des marchés, peu d’économistes semblent s’être posé la question : le caractère volontaire des échanges est tout simplement pris pour acquis. Et pourtant quelques-uns s’étant posé ladite question (Munger, 2010; Maris, 2003; Widerquist, 2010; Raventós, 2007) ont soulevé de nombreuses occasions économiques où le caractère volontaire des échanges était, pour le moins, incomplet. Karl Widerquist (2010) expose clairement les raisons de ce constat. Parmi celles-ci, la nécessité d’une « option de sortie » revêt une importance fondamentale. M. Widerquist, suite à l’analyse des conditions nécessaires à une action effectivement volontaire, conclut que pour la plupart d’entre nous, l’accession au marché du travail, où nous échangeons temps et énergie contre un salaire, ne peut être considérée comme telle. Une part substantielle des échanges au sein du marché du travail ne peuvent être considérés comme effectivement volontaires.

Arrêtons-nous un instant pour y réfléchir simplement.

Considérant ce que l’on sait des conditions de travail horribles ayant cours dans les manufactures où nos ancêtres occidentaux travaillaient jadis en masse, pourrait-on croire qu’ils l’auraient fait, dans les mêmes conditions, eussent-ils été effectivement volontaires? Si par exemple, leur subsistance primaire avait été assurée de quelconque façon, de manière à leur procurer une alternative à cet échange, soit l’« option de sortie » de M. Widerquist ? N’étant plus confronté à l’indigence la plus complète, notre ancêtre aurait-il consenti à intégrer, sous les mêmes termes d’échange, le marché du travail en manufacture ? Et nous ? Consentirions-nous aux mêmes termes d’échange (heures travaillées, salaire, vacances, avantages, etc.) si nous avions une « option de sortie », une alternative à échanger notre labeur sur le marché du travail ? Car, bien que je (et possiblement vous) puisse profiter d’options dans mon choix de fonction sur le marché du travail, le fait est que je dois intégrer le marché du travail pour me loger, me nourrir et me vêtir. Les alternatives (indigence partielle, tutelle sociale) sont tout simplement inacceptables ; le choix est effectivement absent.

Mais alors, si une majorité d’entre nous, en tant que travailleurs salariés, ne peuvent être considérés comme volontaires dans leurs échanges au sein du marché du travail, qu’est-ce que cela implique quant à notre situation économique, mais aussi sociale, voire environnementale ? Car une telle entorse à l’un des principes fondamentaux de l’économie de marché devrait être source de graves distorsions ayant des répercussions multiples et majeures sur ses résultats, sur l’efficacité même de notre équilibre. Pourrait-on contribuer à la résolution d’enjeux contemporains tels que la surconsommation, les inégalités ou la volatilité, en assurant un salariat effectivement volontaire ? Un survol analytique, sommaire et primitif, dégage une distorsion du prix du travail qui permet à elle seule de supposer que tel soit le cas : rendre le salariat volontaire contribuerait avantageusement à notre équilibre économique et à notre situation sociale et environnementale.

Un marché du travail où l’offre (les salariés) n’est que « pseudo-volontaire » devrait, théoriquement, exercer une pression à la baisse sur le prix du travail offert du fait de la convergence d’effets se renforçant mutuellement. Premièrement, la négociation, une composante déterminante du niveau de prix des salaires (Sraffa, 1975, cité dans Keen, 2001), ne peut être accomplie d’égale manière dans ces conditions « pseudo-volontaires », conférant un avantage substantiel à la partie demandante (l’employeur). Une dépréciation artificielle du prix du travail, et donc une appréciation proportionnelle des profits, apparaît logique en ces circonstances. De surcroît, considérant les recherches effectuées par David Graeber (2018) qui démontrent qu’une part substantielle de la population occidentale considère trop travailler dans un emploi dont ils perçoivent la valeur ajoutée comme étant nulle, voire négative, un aveu d’insatisfaction quant aux termes de l’échange de leur travail porte à croire que fussent-ils effectivement volontaires, une large minorité de salariés offrirait une moindre quantité de travail. Nombre d’entre nous travaillent plus car en quelque sorte, nous y sommes obligés. En réalité, il en résulte une augmentation forcée de l’offre de travail, nourrissant toujours artificiellement une dépréciation de son prix.

Si les éléments d’analyse esquissés ci-haut s’avéraient justes, la dépréciation artificielle du prix du travail devrait être considérée comme un mal endémique et bien réel de notre équilibre économique. Et les conséquences d’une aussi grave distorsion dans un marché aussi névralgique que celui du travail ne peuvent qu’être profondes et nombreuses. La surconsommation de travail (on tend à consommer plus d’un produit quand son prix baisse) en serait un effet logique contribuant ainsi à la croissance du PIB, à l’augmentation de la part relative du marché du travail dans notre économie. En même temps, la dépréciation artificielle du prix permettrait à des consommateurs (les employeurs) de se procurer le bien en question (le travail) sans le valoriser à son coût réel impliquant des inefficacités économiques considérables.

Bref, parce que le prix de notre travail est tenu artificiellement bas, nous surproduisons des biens que nous ne valorisons pas autant que nous coûte l’effort de les produire; parce que les profits des entreprises sont proportionnellement augmentés à mesure que les salaires diminuent, la dépréciation du prix du travail accroît mécaniquement les inégalités économiques; parce que notre production de biens en tous genres est dopée par la dépréciation du prix d’un de ses facteurs essentiels, nous occasionnons un stress supplémentaire et potentiellement catastrophique sur nos ressources environnementales; parce que le coût des efforts que nous déployons à travailler est plus grand que le prix qui nous est offert pour ceux-ci, nous ressentons largement notre condition économique actuelle. Et cætera.

Mais, contrairement à nos ancêtres, nous pouvons faire autrement. La productivité de l’économie contemporaine permettrait d’assurer (hors-marché) une subsistance minimale à tout un chacun. Nous le faisons déjà en partie à travers l’étendue de nos programmes sociaux mais pourrions le faire mieux et, surtout, complètement. Différentes formes d’allocation universelle ont été proposées pour ensuite être débattues puis généralement abandonnées. Il faut dire que la confusion entourant son coût réel ne peut que nuire (Widerquist, 2017). Mais il ne s’agit que d’un moyen parmi d’autres. Ils méritent d’être débattus. Ils doivent l’être. Ce qui importe plutôt, ici, c’est une proposition initiale voulant que l’assurance d’une subsistance primaire, en servant d’assise à un salariat effectivement volontaire, puisse représenter un pas décisif dans la direction d’une activité économique qui soit à la fois libre et prospère, mais aussi juste, efficace et durable.

Ce qui importe, ici, c’est qu’on en discute. Car, le portrait dressé en ces pages ne peut qu’être grossier. Il origine d’un « économiste » amateur (au mieux !) et pourrait bien contenir des erreurs de raisonnement fatales. Soit. Son message est ailleurs. Il s’agit d’un appel aux parties compétentes à évaluer cette esquisse d’analyse : est-elle digne d’intérêt ? Se pourrait-il qu’en assurant universellement notre subsistance primaire nous restaurions le caractère volontaire des échanges sur le marché du travail, modifiant ainsi fondamentalement notre équilibre économique, pour le mieux, en nous rapprochant d’un idéal d’efficacité jusqu’à tout récemment hors de notre portée ?

Si tel est le cas, alors il presse de s’y attarder. Nous ne pouvons nous permettre de continuer la dilapidation de nos rares et précieuses ressources, humaines et naturelles, dans une production ultimement subventionnée et inefficace. Il est grand temps que nous reconnaissions les coûts réels, et possiblement gigantesques, du salariat involontaire. Ainsi seulement pourrons-nous y remédier.

Un pavé est lancé.


Références

Friedman, M. (1990). Free to Choose : A Personal Statement. New York : Harcourt

Graeber, D. (2018). Bullshit jobs. New York : Simon & Schuster.

Hayek, F. A. (2009). The Road to Serfdom: Text and Documents—The Definitive Edition. Chicago : University of Chicago Press.

Keen, S. (2001). Debunking Economics. Zed Books: London.

Maris, B. (2003). Anti-manuel d’économie, Volume 1. Éditions Bréal: Paris.

Mises, L. (1949). L’action humaine. Récupéré de https://www.institutcoppet.org/wp-content/uploads/2011/03/Laction-humaine.pdf Munger, M. Euvoluntary or Not, Exchange is Just. 2010.

Pareto, V. (2014). Manual of Political Economy. Oxford: Oxford university Press.

Raventós, D. (2007). Basic Income : The Material Conditions of Freedom. London : Pluto Press.

Stiglitz, J., Walsh, C. et Lafay, J-D. (2007). Principes d’économie moderne. Bruxelles : De Boek.

Sraffa, P. (1975). Production of Commodities by Means of Commodities: Prelude to a Critique of Economic Theory. Cambridge : Cambridge University Press.

Widerquist, K. (2010). The Physical Basis of Voluntary Trade. Human Rights Review, 11(1), 83-103.

Widerquist, K. (2017). The Cost of Basic Income: Back-of-the-Envelope Calculations. Georgetown University. Récupéré de http://works.bepress.com/widerquist/75


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