Antonin Rhodes
Doctorant au CETAPS (UR 3832) – Université Rouen Normandie.
Thèse cofinancée par l’ADEME, Nature et Découvertes et la Compagnie des Alpes.
#post-croissance #ethnomgraphie #Marseille #GR2013 #Écologie urbaine #itinérance récréative
« A la fois sauvage et d’accès facile, la nature autour de Marseille, offre au plus modeste marcheur des secrets étincelants. L’excursion était le sport favori des Marseillais […]. Ils éditaient un bulletin qui décrivait en détail d’ingénieux itinéraires, ils entretenaient avec soin les flèches aux couleurs vives qui jalonnaient les promenades »
– Simone de Beauvoir, La force de l’âge, 1960 citée dans Ecrire Marseille, Gallimard, 2021, p. 24
1. Garder les pieds sur Terre quand le sol se dérobe
Face à la complexité des défis auxquels nos sociétés occidentales contemporaines sont confrontées, la possibilité de perdre pied est réelle. Qu’il s’agisse du dérèglement climatique (IPCC, 2022), de l’effondrement de la biodiversité (IPBES, 2019) ou du dépassement des limites planétaires (Rockström et al., 2009, 2023), nous nous retrouvons contraints de penser nos existences au sein de mondes plus larges et plus complexes que le monde humain (Montebello, 2015).
Loin d’être abstraites, ces considérations affectent l’ordre, les structures et les activités sociales fondés sur ces arrière-plans intellectuels (Celka et al., 2020). En conséquence, les efforts se multiplient pour repenser la trajectoire et l’épanouissement de nos sociétés à l’intérieur des limites écologiques d’une planète finie, par delà l’impératif économique de croissance. Au point que la création des conditions d’un tel projet constitue la tâche la plus urgente de notre époque (Jackson, 2017 : 56).
Or, cette élaboration exige une certaine attention à la dimension socioculturelle de nos sociétés (IPCC, 2022). Dans la mesure où elle implique de reconsidérer les normes et les pratiques qui structurent notre modernité, des initiatives se développent au sein et en marge des structures sociales contemporaines. Leur objectif : explorer d’autres formes de connaissances et d’interactions avec le vivant et le territoire (Charbonnier, 2022 : 290‑291).
Pour explorer ces considérations, la ville et ses espaces périphériques offrent un point de départ intéressant. Expression symbolique du dualisme homme-nature institué par la modernité (Younès, 2008), la ville constitue l’expression spatiale des “valeurs et des intentions de la société qui la façonne” (Bourdeau-Lepage, 2019). L’interface ville-plein air se donne ainsi comme un observatoire privilégié pour aborder de nouvelles dynamiques socioculturelles en gestation (Emelianoff, 2004 ; Sirost, 2009), dynamiques “faites de luttes et d’expérimentations de nouvelles formes soutenables d’appropriation et de modes vie” (Depeau et al., 2021).
Et si les ferments des sociétés post-croissance se trouvaient dans les lignes de fuites de nos urbanités contemporaines ? Qu’aurait à nous apprendre leur exploration et en quoi favoriseraient-elles l’acceptation sociale d’un questionnement nourri par les défis du XXIe siècle ?
2. Cheminer dans les enjeux contemporains avec le Bureau des guides du GR 2013
Cette approche originale est précisément celle qui sous-tend la création du GR 2013 et de son Bureau des guides dans les Bouches-du-Rhône en France. A son origine se trouve un collectif d’artistes, de marcheurs, d’architectes et d’urbanistes qui ont élaboré ce sentier en forme de 8 (ou d’infini) à l’occasion de la désignation de Marseille comme capitale européenne de la culture en 2013.
Le GR 2013 relie ainsi des espaces urbains, péri-urbains, industriels, agricoles, mais également naturels pour proposer une aventure originale : celle de “découvrir d’un œil nouveau, par des chemins de traverse, des territoires apparemment bien connus”. Car “aller une fois d’Aix à Marseille à pied, c’est modifier pour toujours sa représentation des lieux; c’est prendre conscience qu’en ville, nous sommes toujours dans la nature, et en tout cas dans la biosphère”1.
Dès lors, on saisit que le geste artistique à l’origine du GR 2013 lui confère une dimension spécifique. Parce qu’il porte l’ambition d’enrichir notre rapport à la nature et à nous-mêmes à partir de nos lieux de vie, le projet du GR 2013 se veut “un projet de civilisation qui interroge le sens même de la culture, à travers une médiation sur l’inscription des activités humaines dans le paysage” (Lanaspeze, 2012 : 158).
Animé depuis dix ans par un Bureau des guides jovial et bienveillant, le sentier du GR 2013 accueille presque chaque semaine un public mixte pour questionner nos usages et nos représentations du monde, à partir d’une connaissance éprouvée du territoire.
3. De l’événement Terres Communes à la recherche des terres agricoles
A l’occasion de l’exposition itinérante “Taking the country side | Prendre la clef des champs” de Sébastien Marrot, l’événement Terres Communes fut organisé du 11 au 30 avril 2023.
Impulsé par la Cité de l’agriculture, le Bureau des guides du GR 2013 et un réseau d’acteurs et d’actrices du territoire, cet événement se donnait pour objectif d’interroger l’avenir écologique de nos villes à partir de l’agriculture et l’architecture. Comment penser le développement des villes au sein des réalités écologiques du territoire ? Face à la contrainte d’une décroissance énergétique, comment envisager l’autonomie alimentaire au sein de nos métropoles ? À partir des notions de biorégion (Rollot et Schaffner, 2021) et de sens commun (Stengers, 2020), il s’agissait d’interroger la réinscription de nos lieux de vie dans une écologie territorialisée et, plus largement, de comprendre ce que pouvait signifier “réhabiter Marseille”.
C’est dans le cadre de cet événement que le Bureau des guides, avec le concours du collectif SAFI et de Nicolas Memain, a organisé les balades polyphoniques des samedi 29 avril et 6 mai 2023.
Lorsque l’on cherche à “avancer dans les SI, ré-habiter nos SOLS et nous aider humain.es des villes à trouver nos LA” nous disaient-ils, il est nécessaire de partir à la découverte de ce que peuvent nous dire les territoires et les initiatives qui s’y développent. Peut-être qu’en cours de route, nous y retrouverions “les chemins urgents d’une écologie des villes”2.
4. Au chœur de la symphonie agricole
Les aléas des bus marseillais jouant en ma défaveur ce samedi 6 mai, il est 9h30 lorsque je rejoins le point de départ fixé à 9h00 en gare de Sainte-Marthe. Une belle journée ensoleillée se profile et l’humeur enjouée du Bureau des guides, de Nicolas Memain et du collectif SAFI semble avoir fait bon accueil aux participants. Ces derniers sont bien plus nombreux que d’ordinaire, le contexte de l’évènement Terres Communes n’y étant pas étranger. D’un rapide coup d’œil, je dénombre près d’une cinquantaine de personnes présentes. Elles sont de tous âges et je reconnais, ci-et-là dans le groupe, les visages familiers des assidus de ces balades.
Passés les mots d’introduction, Nicolas Memain inaugure le premier mouvement de cette symphonie pédestre du haut de sa voix portante. Auteur du tracé du GR 2013, féru d’architecture et d’urbanisme du XXe siècle, il invite les marcheurs à s’interroger sur l’agglomération marseillaise, à travers un regard poétique et un humour bien à lui. “L’avantage de la symbolique du XIXe siècle, c’est qu’on peut mettre ce qu’on veut dedans… Et oui, ils n’ont pas le monopole de l’absurde !” avait-il déclaré lors d’une balade en janvier dernier. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il préfère se définir comme un “montreur d’ours en béton”.
“donc on est à Sainte-Marthe, mais c’est pas qu’un village, c’est pas que l’agriculture. C’est aussi de l’industrie et c’est une industrie très puissante. Il n’y avait pas que Ricard, il y a des savonneries en face, de l’autre côté” nous indique Nicolas. Avant de poursuivre : “le vrai vieux village était là-bas et c’est plus tard avec l’opulence, avec l’arrivée de l’eau du canal au milieu du XIXe que le terroir devient de moins en moins ingrat donc se met à grossir”.
Après avoir suivi Nicolas dans le village, nous nous arrêtons à l’ombre d’un arbre, non loin de l’église de la Toursainte et de la bastide éponyme. Dalila Ladjal du collectif SAFI (du Sens, de l’Audace, de la Fantaisie et de l’Imagination) poursuit les explications. Elle nous apprend que ce territoire s’était historiquement constitué en campagne agricole autour de la Bastide de Toursainte. De manière générale, les bastides formaient une structure géo-sociale composée d’une forêt, de terres agricoles en étages et parfois d’un lieu de culte financé par leur propriétaire. Une organisation qui permettait à une vie collective de s’y développer :
“L’art de vivre dans les bastides, c’est l’auto-suffisance. On produit tout. Donc on chasse pour la nourriture, pour le plaisir, mais on cultive aussi son huile, on fait ses céréales. On produit tout à l’intérieur de la bastide. Et cette auto-suffisance elle est très importante, parce que c’est cela qui va faire des communautés” nous explique Dalila.
Afin de retracer l’évolution historique de ces bastides, c’est à Jean-Noël Consalès, maître de conférences à l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional (Aix-Marseille Université), que Dalila passe le relai. Comme Jean-Noël nous l’indique, depuis l’origine des villes, la nécessité d’une agriculture de proximité a toujours été présente. “Pourquoi selon vous ?” nous interroge-t-il, s’amusant lui-même de la persistance de ses réflexes d’enseignant.
“Effectivement, continue-t-il en rebondissant sur la proposition d’une participante. “C’est une nécessité qui va courir jusqu’à la révolution industrielle en déclinant par la suite, car dans un cadre de faiblesse des moyens de transport, on est obligés de produire à proximité des villes des denrées fraîches. Et ça l’exposition de Sébastien Marrot le montre très bien“.
Ce qui va venir bouleverser ces bastides établies au cours du XVIIe et XVIIIe siècle nous apprend Jean-Noël, c’est la révolution industrielle qui, pour Marseille, va engendrer une très grande expansion urbaine, une expansion industrielle et un développement du phénomène bastidaire. Parce que la notabilité s’acquiert par l’économie terrienne, on réinvestit dans la terre. Comme le soulignait Nicolas Memain, l’arrivée du canal de Marseille au XIXe siècle va accompagner ces changements. Il va permettre une spécialisation de l’agriculture et la constitution de sous-terroirs d’où jaillira une économie de primeurs tournée vers le local. C’est à partir des 30 Glorieuses, que l’agriculture sera délocalisée : les transports frigorifiques et routiers vont devenir une facilité et la nécessité d’avoir une agriculture de proximité disparaîtra. Ces banlieues agricoles seront alors abandonnées à l’urbanisation des 30 Glorieuses, dont la tendance générale est celle des grands ensembles et des habitats collectifs.
Or, dans cette dynamique globale, Marseille présente une spécificité qu’il convient de relever. L’urbanisation va s’y développer tout en restant lâche en termes de densité de bâti :
“cette faible densité de bâti, ça veut dire que les cités, comparativement à ce qui peut se passer à Lyon ou à Paris, elles sont éloignées les unes des autres et donc elles laissent beaucoup d’entre-deux, beaucoup d’interstices qui étaient anciennement agricoles et qui vont être abandonnés à une dynamique de renaturation. La nature va réoccuper ces espaces par ses propres dynamiques et c’est une des véritables spécificités de Marseille, sur laquelle on réfléchit aujourd’hui pour imaginer un avenir urbain qui passe par l’agriculture et en intra-communal“.
C’est justement ces interstices que le reste de la balade nous invite à investir, pour découvrir les initiatives qui y fleurissent et le projet territorial porté par la métropole Aix-Marseille. En suivant le Bureau des guides dans ses chemins de traverse, nous nous rendons à l’église de cet ancien domaine bastidaire où nous attend Mani du collectif Tour Sainte. Comme il nous l’explique, l’endroit connaît actuellement une renaissance, sous la forme d’un tiers-lieu à vocation sociale, culturelle et artistique. L’objectif est double : amener la culture auprès de ces quartiers défavorisés qui n’ont pas accès à ces milieux et ouvrir l’hectare de terres qui s’y trouve aux familles voisines pour qu’elles puissent profiter du lieu. L’ambition est d’y aménager des jardins partagés ou une ferme pédagogique pour y trouver des poules, des moutons ou des chèvres en liberté.
La balade nous y mène alors pour un exercice de cueillette. Cette activité poursuit un objectif propre au savoir-faire du collectif SAFI: donner la voix aux espèces végétales en présence pour qu’elles nous content à leur manière l’histoire de l’évolution bastidaire.
Réparti.es en différents groupes, celui dans lequel je me trouve écoute attentivement l’introduction de Dalila : “ici, on rencontre plein de biotopes différents : un biotope, c’est un milieu de vie qui va réunir des conditions qui vont faire que certaines espèces vont être là, vont interagir entre elles et ça va fabriquer un espace où seulement ces espèces sont là. Les autres, elles peuvent parfois venir, tenter de s’installer et repartir si c’est pas leur biotope” nous explique-t-elle. De fait, cheminer dans ces milieux de vie pour y cueillir des plantes, c’est s’ouvrir à l’histoire de leur transformation.
“La mauve, on l’appelle Malva Sylvestris” nous indique Dalila. “Sylvestris ça veut dire “des bois”, et là on voit bien qu’on n’est pas trop dans les bois. C’est donc une histoire de mouvement que vient nous raconter la mauve. C’est une plante qui vivait dans les bois et puis qui a trouvé que la compagnie des humains lui permettait de trouver des terres qui lui étaient assez adaptées. Elle s’est déplacée et est allée conquérir des terrains qui ne sont plus du tout des terrains de lisière de bois, mais des terrains mis en jachère. Les endroits qu’on n’occupe pas trop, mais qui sont à proximité de nos habitations. Elle va les apprécier parce qu’elle adore les sols un peu engorgés de nos matières organiques. Donc c’est une plante en fait qui va suivre nos déplacements et qui va s’adapter, qui va trouver son écologie en s’adaptant au milieu que nous on est capables de produire. Et ça en fait, c’est un peu comme l’histoire des bastides qui doivent en permanence se demander “mais qu’est-ce que je vais devenir ?”. Le milieu bastidaire il va être traversé par des aventures qui vont l’emmener à ce qu’on verra j’espère en fin de balade et vous verrez qu’en fait on va devoir penser la transformation, le devenir de ce territoire. Et bien la mauve elle fait ça. Elle pense au devenir des territoires et elle se demande “mais où est-ce que je vais pouvoir m’installer ensuite ?””.
Médiatisée par le geste de la cueillette, il est frappant d’observer ce que provoque cette attention aux plantes chez les participants. A ma droite, une personne s’enjoue des réminiscences convoquées par cette expérience olfactive : “hmm… Ca sent le maquis… J’ai vraiment l’impression d’être en enfance là”. Une autre, privilégiant la vue, partage une inquiétude auprès de Dalila : “est-ce qu’à cette époque de l’année c’est toujours aussi sec dans ce coin-là ?”. Et celle-ci lui répondre : “Non, c’est particulièrement sec. D’habitude, quand je viens ici en mai, c’est pas vert vert mais l’herbe elle l’est quand même plus que ça”. Une troisième personne s’enthousiasme de cette sortie : “le contenu il est ouf, c’est trop cool comme initiative de faire découvrir un territoire proche quoi, parce qu’on a des pratiques du territoire, mais elles sont très morcelées, il y a plein de choses dont on fait abstraction. Ce qui est génial, c’est que ça fait redécouvrir des choses qui sont un peu “invisibles” ”. D’autres, comme Sébastien, préfèrent quant à eux documenter et figurer par le dessin ce regard sur les plantes, agrémenté par les explications de Dalila.
À l’issue de cet atelier, nous partons écouter Claire Gausset qui travaille à la métropole Aix-Marseille. Poursuivant l’histoire des bastides de Sainte Marthe, elle nous expose leur développement récent sous le prisme des politiques territoriales. Au début des années 2000, un plan d’occupation des sols a permis d’ouvrir à l’urbanisation les secteurs extérieurs à Marseille. Dans certaines zones, une forte mobilisation citoyenne s’est exprimée et a abouti, dans le cas de Sainte Marthe, à la création d’une zone d’aménagement concertée (ZAC) en 2006. Un tel processus est long : il implique la réalisation d’études environnementales attentives à l’état de la faune, de la flore et du patrimoine. Autant d’étapes qui ont permis d’objectiver les qualités écologiques du secteur et appelaient à les préserver dans le cadre de projets d’urbanisation. Si des premiers bâtiments ont été construits sur le secteur de Mirabilis vers 2010, la zone initialement dédiée au bâti devait être trois fois supérieure.
Parallèlement à cette situation, le contexte législatif national évoluait et insistait sur la prise en compte des potentiels agricoles et des continuités écologiques dans les documents d’urbanismes. Si bien qu’en 2020, la métropole a décidé de geler le développement de la ZAC, en vue de rebasculer la moitié des zones à urbaniser en secteurs agricoles et naturels. Mais une telle décision pose problème comme l’explique Claire :
“dans un espace comme ça, laisser des zones à la nature, sans aucune vocation c’est compliqué. Alors c’est très très intéressant d’un point de vue écologique et les écologues n’arrêtent pas de nous le dire. Mais en fait c’est très difficile à tenir aux portes de l’agglomération, des zones comme ça, parce qu’en fait soit il faudrait avoir une gestion de type parc naturel avec des gardes champêtres, etc… soit il faut réussir à y amener une activité”
Ainsi depuis deux ans, la métropole travaille de concert avec des écologues, des agronomes, des paysagistes et un comité scientifique sur ces enjeux. Ce qui soulève de nouvelles interrogations : à partir de quels critères arbitrer les actions à mener sur un territoire, compte-tenu des contraintes soulevées par ces différents regards disciplinaires ? Comment déterminer si on doit cultiver un sol ou l’ouvrir à la cueillette voire à l’aménagement de cheminements publics ? C’est ce qui a amené la métropole à se questionner sur la vocation préférentielle de chaque parcelle. Comme l’évoquera plus tard dans la journée Jean-Noël :
“Cette articulation est difficile. Quand vous travaillez avec des écologues par exemple, les artichauts ce n’est pas de la nature, ce n’est pas de la biodiversité. C’est une espèce qui est fortement anthropisée et qui ne se place pas au même niveau. Dans l’équipe de programmation, ça donne lieu à des débats : qu’est-ce que l’état écologique de référence sur un espace comme celui-là ? Est-ce que c’est la nature absolue comme celle des massifs de la garrigue ou, au contraire, est-ce qu’il faut considérer l’héritage d’un espace irrigué, agricole qui a été amendé par l’activité humaine ?
Certains maires qui ont bien saisi la nature de ces enjeux tentent de maintenir des connectivités écologiques dans l’aménagement. Ils se tournent alors vers nous et nous disent : “bon alors vous, scientifiques, combien de plantes je dois mettre, sur combien de long et combien d’épaisseur d’arbres ?”. Et moi, personnellement, je ne sais pas répondre, ça ne marche pas nécessairement comme ça. Je ne vous garantis pas qu’en plantant quatre arbres en long vous allez avoir de la connectivité écologique. Des idées commencent à émerger dans le dialogue, mais ce n’est pas quelque chose que l’on maîtrise d’emblée, ça ne rentre pas dans une vision démiurge de la nature. Cela requiert du projet spatial pour faire tenir la complexité de ces points de vue ensemble, pour composer avec des éléments que l’on ne connaît pas forcément.”
Le reste de la balade sera dédié à la découverte des initiatives qui fleurissent dans ces friches devenues pour l’instant des espaces d’entre-deux écologiques.
Nous ne pouvons que nous contenter de les évoquer ici, tant chacune d’elles exigerait une attention particulière pour rendre compte de leurs enjeux et approches respectives : l’association Roquette, les jardins de Julien, la ferme des petits champs, la ferme du rugissement du lapin et l’Après-M.
5. La symphonie agricole : un jeu d’échelles pour explorer, faire entendre et accorder les nouvelles voix de l’écologie urbaine ?
Dans quelle mesure ce type de cheminements collectifs encadrés peuvent-ils contribuer à faciliter l’acceptabilité sociale d’un projet de post-croissance ?
Dense, originale et apprenante, cette marche s’apparente à une exploration sensible de la complexité écologique et sociale contemporaine. En suivant le Bureau des guides dans ces lieux, nous nous laissons finalement balader d’un espace-temps à un autre. Dans ce jeu d’échelles (Desjeux, 1996, 2004 ; Revel, 1996) , le récréatif se mêle au sérieux. S’y dévoile alors le territoire d’une recherche en cours menée par une diversité d’acteurs, au cœur du proche-urbain.
Car c’est bien cela qui ressort d’abord de cette journée. Le Bureau des guides et toutes les personnes mobilisées dans l’organisation de cette balade constituent à proprement parler un collectif de chercheurs. Ils mobilisent tout un arsenal de savoirs théoriques et de dispositifs méthodologiques en vue de répondre aux défis sociaux et environnementaux qu’ils ont identifiés. Comme le soulignaient Geneviève Pruvost et Stéphane Tonnelat dans le Spring Talks de l’EHESS organisé en 20213, le travail de ces collectifs permet de formuler des solutions aux enjeux qui traversent actuellement nos sociétés. Nous sommes donc invités de facto à nous placer dans une conception émergentiste de la science, afin de documenter les réponses développées sur le terrain et tenter d’ “éclairer les choix qui s’offrent à nous en matière de transition écologique” (Cary et Rodriguez, 2022).
En effet, cette marche du Bureau des guides nous permet d’abord de ressaisir les problématiques sociales et environnementales à partir d’un cadre ludique. “Vous commencez probablement à le comprendre, la balade fonctionne par couches: la couche d’avant permettant d’arriver à celle d’après” nous aiguille Julie, co-fondatrice de l’association. Cette superposition de couches correspond d’une part à celle du local et du global. Antoine, du Bureau des guides, le souligne à l’issue de l’histoire bastidaire proposée par Jean-Noël :
“À partir de l’exploration du local, comment est-ce qu’on arrive à faire exister aussi le système global ? […] Comment dans une démarche de voir, d’aller voir pour comprendre, etc. Comment on fait exister tout le hors-champ et tout ce qu’on ne voit plus, tout ce qui a été mis à distance de notre vision ?”.
Partant de ce qui nous entoure, le Bureau des guides nous apprend à ouvrir l’œil pour retrouver les signes de ces dynamiques globales à partir d’objets limites, aux frontières de ce qui peut nous apparaître dans une expérience sensible. Afin de ne pas perdre le public dans ces détours spatio-temporels, un fil d’Ariane nous est tendu :
“ce fil que Jean-Noël vient de commencer à présenter, on va continuer à le tirer […]. On va reprendre ce bout-là de l’évolution des terres, etc. […] Si on regarde vers la mer, maintenant on a la tour CMA-CGM qui est dedans, qui est un peu un des symboles qui montre que ce système-là, il est aujourd’hui mondialisé et que tout ce que tu as présenté sur la façon dont le territoire s’organise et se retrouve complètement transformé par cette mondialisation du système alimentaire”
(photo : © Geoffroy Mathieu)
De plus, le changement d’échelle est aussi celui de l’individuel au collectif. En procédant par superposition et stratification successive de points de vue humains et végétaux, la balade propose une mimesis du geste aménageur humain. En d’autres termes, le processus de construction social du réel (Berger et Luckmann, 2022) est reproduit avec et pour le public. Plus encore, elle souligne le poids de l’imaginaire humain dans cette opération. Les propos de Jean-Noël nous mettaient déjà sur la voie lorsqu’il déclarait que les connectivités écologiques ne rentraient pas “dans une vision démiurgique de la nature”. Comme il l’expliquait plus tôt, la question de l’habiter écologique pose celle du référentiel à partir duquel nous l’abordons :
“quel est l’état écologique de référence sur un espace comme celui-là ? Est-ce que c’est la nature absolue comme celle des massifs de la garrigue ou, au contraire, est-ce qu’il faut considérer l’héritage d’un espace irrigué, agricole qui a été amendé par l’activité humaine ?”
Loin d’être accidentelle, cette remarque reflète fidèlement la démarche du Bureau des guides. Comme l’expliquait Dalila lors d’une marche préparative qui présidait à cette sortie quelques semaines plus tôt :
“on n’habite pas que le lieu réel, on habite aussi une fiction, un monde qu’on projette un peu plus loin. C’est quoi le monde qu’on habite ? Il n’est pas fait que de sa forme concrète, il est fait d’intentions, de rêves, de rêves d’enrichissement […] Il y a toujours autre chose que le réel et je pense que c’est un processus qui doit accompagner notre balade”
En effet, si “l’imaginaire nous permet d’abord de nous détacher, du réel présent et perçu” (Wunenburger, 2003 : 63), ses productions ont une consistance tout aussi réelle que le monde physique. C’est en ce sens qu’il constitue “en quelque sorte l’ensemble matriciel qui est au fond de la vie quotidienne“, un substrat de la réalité sociale (Grassi, 2005 : 56;104). Dans l’interrogation sur l’acte d’habiter qu’elle conduit, l’approche du Bureau des guides fait donc écho à l’enjeu que soulignait Tim Ingold : “il ne s’agit pas de se demander comment réconcilier les rêves de notre imagination avec les caractéristiques du monde, mais de s’interroger sur le moyen de les séparer” (Ingold, 2018 : 337).
En procédant de la sorte, le Bureau des guides tente, par l’intermédiaire de l’expérience sensible, de “décanter les cadres intellectuels au moyen desquels nous avons pris l’habitude de penser tant l’interaction entre les êtres que les mondes qu’ils édifient en commun” (Descola et Charbonnier, 2017 : 55). Et le témoignage de Jean-Noël nous semble aller dans ce sens : les concepts usuels par lesquels nous nous rapportions à “ce qui nous entoure” se trouvent comme neutralisés dans l’effort de reconsidérer l’habiter humain. Ainsi, nous arrivons ici à soulever la question des catégories de l’entendement écologique (Blanc et al., 2017 : 19). Mais est-ce là la tâche centrale à laquelle s’attelle le Bureau des guides ?
Ce que cherche à mettre en évidence l’association d’artistes-marcheurs semble se trouver ailleurs. En effet, Julie souligne que ce qui importe, c’est surtout :
« le fait d’avoir ces terres qui se repensent actuellement, qui se recomposent, sur lesquelles il peut y avoir une fenêtre de tir pour essayer de retravailler un peu plus collectivement quels usages peut en être donné »
De fait, l’accent est mis du côté des gestes aménageurs plutôt que sur la performativité des différents discours qui les accompagnent. Un tel propos résonne avec l’idée de Bruno Latour selon laquelle l’enjeu se trouve dans l’exploration d’autres formes d’arrangements ou de compositions avec le réel (Latour, 2010). Plus encore, il s’agit de relier ces voix et les voies qu’elles dessinent en vue de participer à la réorientation des politiques territoriales. Comme le dira plus tard Julie :
« Alors moi j’ai l’impression, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais le fait de le faire à pied et puis d’entendre ces paroles successivement […] c’est de se dire, mais quand même Mani et Christian, Tour Sainte et les jardins de Julien, dans ces dialogues ben il y a des alliances, il y a des trucs, des traits d’union, il y a des archipels d’espaces, d’agora qui sont là et qui peuvent des fois devancer le temps de l’institution […] fabriquer de la résistance […]. Les jardins partagés ne sont pas forcément que la cerise sur le gâteau, animatoires pour faire un peu de sensibilisation à l’environnement. Il faut trouver les bonnes alliances et puis les bons alignements de planètes […] pour qu’effectivement ces occupations qui ont l’air de rien […] deviennent finalement les pionnières de certaines formes de résistance qui vont participer à faire bifurquer les grands projets du territoire. »
Si ce type de cheminements collectifs contribue à l’acceptabilité sociale d’un projet de post-croissance, c’est qu’il montre, relie et accorde dans un même mouvement les différentes voies/voix qui l’élaborent. De fait, le public se retrouve impliqué dans un double processus : nous explorons ce projet avec ceux qui y contribuent et, par extension, nous apprenons à faire sens commun d’une situation qui divise (Stengers, 2020).
Par-là, n’en revenons-nous pas au sens premier du comportement exploratoire et de ce que l’on nomme “culture”, à savoir l’adaptation de l’homme à son environnement (Gibson, 1988 ; Cuche, 2010 : 5) ? La marche deviendrait alors ici le médium d’une telle exploration et de la production culturelle associée. En tant que pratique esthétique (Careri, 2020), elle nous met effectivement en lien avec la consistance historique, sociale et culturelle dont les espaces sont imprégnés. Mais elle va également plus loin. Comme l’indique David Le Breton, “la marche dénude, dépouille, elle invite à penser le monde dans le plein vent des choses” pour faire de chaque lieu un espace “en puissance de révélations multiples” (Le Breton, 2012).
Nous rejoignons donc Aurélien Fouillet lorsqu’il déclare que “les activités ludiques contemporaines ne sont plus à rejeter dans l’espace déprécié des loisirs, du frivole et de l’inutile. Elles constituent autant de portes ouvertes sur le monde imaginal où se créent et se déploient les socialités en gestation et à venir”.
Pour aller plus loin, il conviendrait donc d’aller regarder comment ces “activités ludiques peuvent exporter dans la vie quotidienne un certain nombre de pratiques et de nouveaux rapports sociaux.”(Fouillet, 2014). C’est l’objectif que poursuit le travail ethnographique dont nous avons extrait cet article.
À l’issue de ces considérations, peut-être que nous tenons désormais la clef d’une improvisation musicale à laquelle Nicolas Memain s’était livré lors de cette journée (ci-dessous). Peut-être constitue-t-elle un hymne au pouvoir créateur de ces temps collectifs. Celui d’une balade qui, face au désordre contemporain (Balandier, 1988), nous (r)accorde dans un rythme commun pour nous remettre en mouvement.
Dans les Alpes, il y a des galets
Qui sont roulés par les rivières
Et ces galets ils font en roulant de la poussière
La poussière est importée par les eaux pluviales
Qui se regroupent et qui finissent par former la Durance
Oui messieurs, dames, ceci est un bout de la Durance !
Oui messieurs, dames, elle vient jusqu’à Marseille
Pour nous alimenter en eau !
Et donc l’eau de la Durance
Est chargée de ces poussières
Et ces poussières se retrouvent dans toutes les zones irriguées
Mais que faire de ces tonnes de boue gris clair qui ne sont pas fertiles ?
[1] TopoGuides Gr 2013 Marseille Provence, sentier métropolitain autour de la mer de Berre et du massif de l’Etoile, 2013, Editions Wildproject, p. 3.
[2] Carnet trimestriel du Bureau des guides du GR 2013, Mars à Juin 2023, p. 9
[3] Rediffusion en ligne disponible au lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=cPXlqgBNixs
Remerciements
Merci à l’ensemble du collectif d’artistes-marcheurs à l’origine du GR 2013 : Nicolas Memain, Hendrik Sturm, Dalila Ladjal, Stéphane Brisset, Laurent Malone, Denis Moreau, Mathias Poisson, Geoffroy Mathieu, Julie de Muer, Christine Breton, Denis Moreau.
Merci à l’ensemble des membres du Bureau des guides et tout particulièrement à Julie, Antoine, Marielle, Marine et Alice.
Merci à Geoffroy pour le partage de ses photos et la documentation photographique menée au long cours sur le déploiement d’une écologie urbaine à Marseille (https://www.geoffroymathieu.com/).
Merci à Sébastien pour son coup de crayon et le partage de ses dessins.
Bibliographie
Balandier, G. (1988). Le désordre: éloge du mouvement. Paris, Fayard.
Berger, P. et Luckmann, T. (2022). La Construction sociale de la réalité. Paris, Armand Colin.
Blanc, G., Demeulenaere, E. et Feuerhahn, W. (2017). Humanités environnementales: enquêtes et contre-enquêtes. Paris, Publications de la Sorbonne.
Bourdeau-Lepage, L. (2019). « De l’intérêt pour la nature en ville. Cadre de vie, santé et aménagement urbain », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, Décembre, 5 : 893‑911.
Careri, F. (2020). Walkscapes: la marche comme pratique esthétique. Arles, Actes Sud.
Cary, P. et Rodriguez, J. (2022). Pour une sociologie enfin écologique. Toulouse, Érès.
Celka, M., La Rocca, F. et Vidal, B. (2020). « Introduction : Penser les humanités environnementales », Societes, 148, 2 : 5‑9.
Charbonnier, P. (2022). Culture écologique. Paris, Presses de Sciences Po.
Cuche, D. (2010). La notion de culture dans les sciences sociales. Paris, La Découverte.
Depeau, S., Guillou, E. et Melin, H. (2021). « Modes d’habiter et sensibilités environnementales : quels enjeux pour la qualité de vie ?: Introduction au dossier », Développement durable et territoires, Vol. 12, n°2.
Descola, P. et Charbonnier, P. (2017). La composition des mondes. Paris, Flammarion.
Desjeux, D. (1996). « Tiens bon le concept, j’enlève l’échelle…d’observation ! », Unitam, 20.
Desjeux, D. (2004). Les sciences sociales. 3635:. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France.
Emelianoff, C. (2004). « L’urbanisme durable en Europe : à quel prix ? », Ecologie & politique, N°29, 2 : 21.
Fouillet, A. (2014). « Jeux, mémoires et territoires », Sociétés, 2 : 77‑90.
Gibson, E. J. (1988). « Exploratory Behavior in the Development of Perceiving, Acting, and the Acquiring of Knowledge », Annual Review of Psychology, 39, 1 : 1‑42.
Grassi, V. (2005). Introduction à la sociologie de l’imaginaire. Une compréhension de la vie quotidienne. Toulouse, Érès.
Ingold, T. (2018). Marcher avec les dragons. Paris, Points.
IPBES. (2019). Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services.
IPCC. (2022). 2022: Summary for Policymakers. In: Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change. Contribution of Working Group III to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change.
Jackson, T. (2017). Prospérité sans croissance: les fondations pour l’économie de demain. Louvain-la-Neuve (Belgique), De Boeck supérieur.
Lanaspeze, B. (2012). Marseille ville sauvage, essai d’écologie urbaine. Arles, Actes sud.
Latour, B. (2010). « An Attempt at a “Compositionist Manifesto” », New Literary History, 41, 3 : 471‑490.
Le Breton, D. (2012). Marcher: éloge des chemins et de la lenteur. Paris, Métailié.
Montebello, P. (2015). Métaphysiques cosmomorphes: la fin du monde humain. Dijon, Les Presses du réel.
Revel, J. (1996). Jeux d’échelles: la micro-analyse à l’expérience. Paris, Gallimard : Seuil.
Rockström, J. et al. (2023). « Safe and just Earth system boundaries », Nature.
Rockström, J. et al. (2009). « A safe operating space for humanity », Nature, 461, 7263 : 472‑475.
Rollot, M. et Schaffner, M. (2021). Qu’est-ce qu’une biorégion ? Marseille, Wildproject.
Sirost, O. (2009). La vie au grand air: aventures du corps et évasions vers la nature. Nancy, Presses universitaires de Nancy.
Stengers, I. (2020). Réactiver le sens commun: lecture de Whitehead en temps de débâcle. Paris, Éditions La Découverte.
Wunenburger, J.-J. (2003). L’imaginaire. Paris, Presses universitaires de France.
Younès, C. (2008). « La Ville-Nature », Appareil, Numéro spécial.