Sébastien Burdalski
Département de management, Université du Québec à Montréal.
« Nous vivons dans une économie des affects – et il faut apprendre à détacher ces affects de la seule échelle individuelle à laquelle on les identifie habituellement. Les affects sont des entités relationnelles : ils témoignent de certains rapports qui se trament entre un certain individu (ou une certaine collectivité) et son environnement. Du fait du rôle central que jouent les dynamiques imitatives (et contre-imitatives) dans leur constitution, les affects sont des entités sociales […].»
– Citton, préface à L’économie contre elle-même, 2018, page 21
On le sait, les discours sur la croissance reposent sur une idéologie, un ensemble de valeurs (axiologie) et une vision du monde qui demandent à être déconstruits et critiqués (Latouche, 2003; Parrique, 2022). Par exemple, peut-on dissocier l’idée de progrès (ou de développement) de celle de croissance qui « ne prend en compte que les valeurs monétaires » (Parrique, 2022 : 42)? Peut-on repenser une satisfaction des besoins et des capacités de chacun tout en diminuant la quantité de choses produites (je vais y revenir)? Comment penser la société en conformité avec l’impératif qui consiste à ne pas compromettre « les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » (Jonas, 1990 : 40)? Ces questions sont importantes et pointent toutes vers une idée : la notion de croissance n’a de valeur chez ses défenseurs que parce qu’elle est appareillée à d’autres notions dotées d’une axiologie « positive ». À première vue, le sujet semble clos : les défenseurs de la croissance soutiennent en réalité d’autres idées. Il s’agirait de prouver une bonne fois pour toutes qu’il y a une contradiction entre d’un côté le capitalisme et la croissance et, de l’autre, la société et la nature comme le font tant d’auteurs (Klein, 2015; Büchs et Koch, 2019; Abraham, 2019; Lordon, 2021; Saïto, 2021, 2022; Fraser, 2022; Scmelzer et al., 2022 – pour ne nommer qu’eux).
Or, comme le rappelle Abraham (2019 : 275), « la décroissance n’est pas qu’une affaire de savoirs [et] les “faits” ne “s’imposent pas d’eux-mêmes” aux humains ». Il ajoute que la question du choix de société relève, en dernière analyse, « de la morale et de la politique » (Abraham, 2019 : 276). Ainsi, suivant cette piste, j’estime qu’il faut expliciter le rôle de la notion d’affects dans l’étude des (non)transformations sociales. En effet, si certains intellectuels défendent idéologiquement la croissance, c’est surtout parce que celle-ci arrive à trouver un écho affectif chez une majorité de la population qu’elle est défendue, consciemment ou inconsciemment. Pour le dire de manière quelque peu réductrice, peu importe que vous croyiez ou non en l’idée de croissance, tant qu’on arrive à travers les affects à vous faire vivre, vous faire faire corps avec l’idée de croissance, alors on vous aura eu par les affects. Dans une perspective spinoziste, en politique et dans toute lutte de pouvoir, il ne s’agit pas de vous convaincre par des discours, mais de vous vaincre par des affects. Dans ce texte, j’explorerai les affects de joie et de tristesse (Spinoza, 2020) qui sous-tendent la croissance et font que la société accepte plus ou moins consciemment de participer à ce projet. À partir de ce constat, je proposerai parallèlement une réflexion sur de nouvelles façons de produire des affects liés à la post-croissance et au post-capitalisme. Ce texte se veut ainsi une introduction générale aux liens entre idées, valeurs et affects afin d’amener de nouvelles réflexions sur nos moyens d’action.
1. De la lutte des idées à la guerre des affects
La politique est une « production d’idées affectantes » (Lordon, 2016 : 57)1. C’est donc dire que les « valeurs » n’ont de valeur que parce qu’elles sont (r)attachées à des affects (Lordon, 2018 : 14). Ici, Lordon (2018 : 12-13) joue délibérément sur les multiples sens de « valeur » (économique, esthétique, moral) pour montrer que celle-ci repose toujours sur un « sol d’affects ». Comme le disait déjà Bourdieu, « il n’y a pas de force intrinsèque des idées vraies » (dans Lordon, 2016 : 56), ce qui veut dire que la « force » (lire : la puissance au sens spinoziste du terme) doit venir d’ailleurs, en l’occurrence de la notion d’affect. Braudel (2018 : 61) abonde en ce sens en parlant du capitalisme :
Privilège du petit nombre, le capitalisme est impensable sans la complicité active de la société. Il est forcément une réalité de l’ordre social, même une réalité de civilisation. Car il faut que, d’une certaine manière, la société tout entière en accepte plus ou moins consciemment les valeurs. (l’italique est de moi)
Pour comprendre comment la société « accepte » les valeurs capitalistes et croissantistes, revenons en arrière et définissons la notion d’affect. Dans la logique de Spinoza, les affects et les désirs sont intrinsèquement liés. Lordon (2013 : 77) définit ainsi le désir comme « la force motrice fondamentale des comportements individuels », et les affects comme : « les causes de première instance […] qui décident des orientations de cette énergie et font se mouvoir l’individu dans telle direction plutôt que dans telle autre ». Autrement dit, chez Spinoza, désirs, affects et « causes » sociales (à entendre comme les multiples influences provenant des organisations, des pairs, des institutions, etc.) se mêlent (de nos jours, si j’ose dire et sans vouloir ajouter à la difficulté conceptuelle, on parlerait de construction sociale des agentivités). Plus exactement, selon Spinoza, notre personnalité vient de la somme des affections qui laissent des traces affectives en nous (Burdalski, 2020 : 57). Ainsi, pour Moreau (dans Debray et al., 2019 : 319), notre identité (ingenium) est « […] un nœud particulier d’affects, notamment déterminé par la biographie de chaque individu ». Lordon (2015 : 258) mentionne que l’ingenium est : « […] la structure récapitulative de mes manières – manières de sentir, de penser, de juger, de voir même, quand je suis face aux choses extérieures ». Dans Les affects de la politique, Lordon (2016 : 23, 24) élabore deux autres définitions de l’ingenium qui abondent dans le même sens, soit : « l’ensemble de nos susceptibilités affectives » ou, encore, « […] la récapitulation de toute notre trajectoire socio-biographique telle qu’elle a laissé en nous des plis durables ». Les « choses extérieures » produisent donc un effet sur nous qui s’explique à travers la notion d’affect. Comme Massumi (2015 : 3, traduction libre) le souligne :
Il faut comprendre l’affect comme quelque chose d’autre qu’un simple sentiment. Par « affect », je n’entends pas « émotion » au sens courant du terme. [Spinoza] parle du corps comme la capacité à affecter ou à être affecté. Il ne s’agit pas de deux capacités différentes, elles vont toujours de pair. Quand on affecte quelque chose, on s’ouvre en même temps à être affecté à son tour […].
2. Affects liés à la croissance
Spinoza (2005 : 141) le dit clairement : les humains sont « conduits par l’affect plus que par la raison ». Dans le même passage, il ajoute que « la multitude s’accorde naturellement […] sous la conduite non de la raison mais de quelque affect commun : crainte commune, espoir commun ou impatience de venger quelque dommage subi en commun » (l’italique est de moi). À partir de ce constat et partant du postulat que la société n’est pas constituée uniquement d’individus qui agiraient comme des électrons libres, mais que la société nous affecte de diverses manières (holisme), nous pouvons examiner les divers affects communs.
Tout d’abord, comme le note Deleuze (2003 : 40), des affects de tristesse apparaissent lorsque « notre puissance d’agir est diminuée ». À l’inverse, lorsque « notre puissance d’agir est augmentée ou aidée », nous ressentirons des affects de joie. Cette lecture, en matière de variation de puissance, permet de comprendre pourquoi certains choix individuels et collectifs sont plus faciles (ou facilités) que d’autres. Dans ce sens, demander à quelqu’un d’arrêter de prendre l’avion pour sauver la planète revient souvent, dans le système socioéconomique actuel, à lui demander d’accepter un affect de tristesse et une diminution de puissance d’agir (il peut moins) si une réflexion ne s’est pas faite en amont sur d’autres affects qui peuvent compenser cette perte (joie de faire la bonne action, plaisir de la découverte relocalisée, etc.). Pour une démonstration plus concrète et précise des affects de joie et tristesse, suivons Lordon (2010 : 11), pour qui le capitalisme dirige nos désirs et nos affects et forme un « paysage passionnel ». Ce concept de « paysage passionnel » n’est pas sans rappeler Weber (2002 : 93), qui parle d’un « cosmos » dans lequel nous sommes plongés :
De nos jours, l’ordre économique capitaliste est un immense cosmos dans lequel l’individu est pris dès sa naissance; il est pour lui un donné, un carcan qu’il ne peut transformer, du moins à titre individuel, et dans lequel son existence doit se dérouler.
Comme Lordon (2010 : 76) le souligne, le capitalisme a d’abord mis des puissances en mouvement à travers « l’aiguillon de la faim », qui « était un affect salarial intrinsèque », avant de passer par la « joie consumériste » – un affect « joyeux » mais « extrinsèque », pour finir par tenir un discours sur « l’épanouissement » et la « réalisation de soi » dans son travail – « des affects joyeux intrinsèques ». Il me semble que ce que dit ici Lordon est de la plus haute importance pour comprendre comment le travail, la consommation, la réalisation de soi et les affects permettent de maintenir une société basée sur la croissance et les inégalités. Reprenons chacune des catégories pour expliquer comment la société s’organise autour des affects liés à la croissance et au capitalisme et comment elle pourrait éventuellement en sortir.
2.1 Rapport salarial – affect de tristesse
Tout d’abord, il faut dire que les affects que nous allons examiner arrivent progressivement dans l’histoire du capitalisme. Ainsi, Lordon (2010) le relève bien, « l’aiguillon de la faim » arrive dès la révolution industrielle avec le fameux phénomène des enclosures, qui amène les populations en quête de travail vers la ville (Polanyi, 1983 : 76). Les autres affects dits « joyeux » arriveront plus tard, avec le fordisme et la phase actuelle du capitalisme dite « néolibérale » où l’individu s’auto-exploite constamment sous couvert d’une réalisation de soi dans le travail (Lordon, 2010; Han, 2016; Cabanas et Illouz, 2018; Laval, 2018). Ces affects sont cependant cumulatifs et coexistent de nos jours (Lordon, 2010). Autrement dit, aujourd’hui, la faim comme la joie consumériste ou la quête d’épanouissement nous poussent vers les structures du rapport salarial. Revenons maintenant aux affects de tristesse dans ce dernier. Ceux-ci sont liés au fait que le rapport salarial est un rapport de domination au sein duquel la puissance des travailleurs est capturée vers une quête de profit (Burdalski, 2022). En effet, il y a monopole des employeurs comme « pourvoyeurs » dans une société capitaliste (Lordon, 2010 : 30). Cette situation entraîne une dépendance des individus face au rapport salarial comme étant le seul moyen de gagner sa vie dans une société capitaliste.
Par conséquent, des affects de tristesse sont associés au capitalisme : faim et misère si on ne réussit pas à s’intégrer au marché du travail, infériorité hiérarchique et décisionnelle dans les organisations, etc. Penser à des sociétés post-capitalistes devrait nous amener à revoir les manières de rémunérer le travail (au sens large), de le partager le labeur, le temps de travail et notre rapport à la vie bonne (qui ne relève pas seulement de devenir un « bourreau de travail » – on en vient à la question de la réalisation de soi). Par exemple, garantir un revenu (ou salaire, selon les variantes) d’existence (Friot, 2021; Lordon, 2021) à vie serait une façon de convertir un affect de tristesse (la peur de manquer d’argent, d’avoir faim) en affect de joie (le sentiment de sécurité venant de la garantie de revenus).
Pour le dire plus clairement, une réflexion de plus grande ampleur pourrait s’attarder à penser le travail dans des sociétés de post-croissance en termes d’affects qui ne soient pas liés au rapport salarial servant une quête de profit insatiable et donc, in fine, la croissance. Supprimer l’aiguillon de la faim qui nous force à travailler pour le profit d’autrui et changer les voies de l’épanouissement de soi peut se faire dès maintenant. Il suffit de changer la rémunération pour quelle ne dépende pas des aléas d’un patron ou d’un marché. Des actions telles que la Prestation canadienne d’urgence (PCU), l’instauration d’un projet pilote de revenu garanti en Corée du Sud, l’économie solidaire des ZAD ou le Programme d’aide sociale québécois sont des débuts d’une suppression de la dépendance face à l’entreprise capitaliste. Lier des affects joyeux à de telles mesures pourrait permettre de rallier des individus à la cause post-croissantiste à travers la conversion d’affects de tristesse en affects de joie.
2.2 Joie consumériste – affect de joie venant des marchandises
Néanmoins, d’autres freins se dressent face à un tel projet. Le capitalisme maintient les inégalités ainsi que l’exploitation de l’humain et de la nature en permettant aux travailleurs d’avoir accès à certains biens de consommation. Comme le note Han (2016 : 65), « le capitalisme de la consommation recourt aux émotions pour créer davantage de besoins et inciter à acheter ». Ceci est manifeste dans le « culte du pouvoir d’achat » (Deneault, 2022 : 274). On mesure la richesse des individus à leur capacité d’achat, et non à d’autres critères : capacité à créer, à s’émanciper, à se développer, etc. Or, l’abondance (apparente, il faut le souligner dans un monde aux ressources limitées) de la société de consommation devient un « système de contraintes d’un type nouveau » (Baudrillard, 1970 : 281). Comme le dit Lordon (2010 : 51) :
Tout le système du désir marchand […] œuvre donc à la consolidation de la soumission des individus aux rapports centraux du capitalisme puisque le salariat apparaît comme la solution au problème de la reproduction matérielle non seulement unique, mais d’autant plus attirante que le spectre des objets offerts aux appétits d’acquisition s’élargit indéfiniment.
Une question importante se pose à la lumière de ce constat, soit celle de « savoir comment le bien-être subjectif est influencé par la réduction des revenus et/ou de la consommation matérielle » dans une société de post-croissance (Büchs et Koch, 2019 : 157). Une autre façon de voir les choses est de changer ce qu’on attend du travail (moins travailler), de nos revenus (partager plus) et de la consommation (moins consommer) – voir notamment Abraham (2019) à ce sujet. Comme le souligne Lordon (2019 : 236), dans une perspective de « balance d’affects globale », la « perte de certaines joies matérielles » devra être compensée « par les gains de joies d’une autre nature ».
Une des avenues sera de lier des affects positifs à la satisfaction de capacités (capabilities) pour tous dans une perspective proche de celle de Sen (1999). Il s’agirait alors, par exemple, de privilégier une approche qui éradique la pauvreté comprise au sens large de « l’incapacité à satisfaire un besoin » (Parrique, 2022 : 21) dans un équilibre (difficile) entre limites planétaires, décisions collectives et aspirations individuelles pour associer des affects de joie à ce projet.
On pourrait aussi associer des affects négatifs au désir marchand. Ainsi, on peut très bien imaginer un affect collectif négatif envers ceux qui achèteraient sur Amazon, poussant des individus à ne plus vouloir surconsommer sur ce site. Procéder à un remaniement des affects liés à la consommation semble urgent et pourrait notamment s’inspirer des stratégies de militants végétaliens qui ont réussi à changer les affects liés à la viande de plusieurs personnes, faisant passer cette dernière de nourriture saine à nourriture remplaçable, voire mauvaise pour la santé et polluante. On peut aussi ici relever les multiples stratégies mises en place par les militants de la décroissance (convivialité, éco-communautés, simplicité, nowtopias, valeurs de partage et mutualisation – pour n’en nommer que quelques-unes – voir notamment D’Alisa et al., 2015).
2.3 Réalisation de soi dans les structures capitalistes – affect de joie venant de nous-mêmes
Le capitalisme actuel basé sur la croissance illimitée vend un rêve d’auto-réalisation de soi à travers l’idée de méritocratie. Or, le système actuel ne permet pas à tout le monde de se réaliser. Il faut le redire, il vend du rêve (« si tu veux, tu peux ») tout en accentuant en parallèle les inégalités et en réduisant les chances de se développer pour une majorité. Ainsi, à titre d’exemple, le taux de chômage réel, c’est-à-dire incluant les personnes vivant sous le seuil de la pauvreté ou n’ayant pas accès à un emploi à temps plein, serait autour des 26 % aux États-Unis selon des études récentes (Chanlat, 2022 : 60). Cela fait plus d’un quart de la population qui n’a pas accès à un travail décent pour s’épanouir2!
Analyser l’affect de joie procuré par une supposée réalisation de soi demande donc de remettre en question l’hégémonie de la structure actuelle (marché du travail – salariat – accomplissement) pour en amener une permettant non seulement une pleine réalisation de capacités non marchandes, mais aussi d’inclure plus de pans de la population qui sont aujourd’hui marginalisés. Encore une fois, un revenu garanti d’existence semble une solution prometteuse. On pourrait aussi imaginer des organisations telles que des coopératives qui permettent d’amener plus de démocratie dans le travail afin de satisfaire aux besoins d’actualisation de toutes et de tous (Cheney et al., 2014; Ferreras et al., 2020; Adler, 2022). L’idée générale pourrait être de changer les structures par lesquelles l’individu en arrive à se réaliser en mettant l’accent sur des contributions collectives (Parker et al., 2014), communales (Abraham, 2019) et écocentriques (Purser et al., 1995), tout en évitant de reproduire des formes d’autoexploitation (Paranque and Willmott, 2014; Han, 2021).
Conclusion
Pour terminer, j’ai tenté d’esquisser le début d’une analyse des liens entre croissance, capitalisme et affects. Or, beaucoup reste à faire pour développer un « nouveau sens commun éco-social » (Schmelzer et al., 2022 : 15). Il faut à ce titre souligner que les affects peuvent être antagonistes et qu’il est possible de lutter contre les affects de la croissance. Comme le note Lordon (2016 : 124), des affects d’indignation font que les structures perdent leur « emprise » sur les sujets. La question est donc de susciter ces affects. Matheron (2011 : 20) note que « plus variées sont les affections que nous pouvons subir sans être détruits, moins étroite est notre dépendance par rapport aux causes extérieures ». Derrière ce langage compliqué se cache un principe qui pourrait aider nos mouvements critiques : celui de la multiplication des occasions d’affecter les autres. En effet, c’est en variant et en démultipliant les affections post-capitalistes que nous instaurerons progressivement une autre structure affective chez les individus, un autre ingenium. Comme le dit Matheron (2011 : 21), l’éthique de Spinoza est une « éthique de la similitude ». Il faut donc familiariser, tisser ensemble, mutualiser, relier… Bref, en un mot : créer du lien social autour de « la volonté collective de vivre dans un monde fondé sur la solidarité et la recherche du bien-être de tous » (Paugam, 2022 : 123).
Cela pourrait passer par un nouveau rapport à l’espace local pour tisser des liens. Par exemple, Ward et Greene (2018) avancent que le bénévolat repose sur un lien affectif et émotionnel à un espace, un lieu – nous pourrions nous inspirer de ce qui fonctionne déjà dans nos sociétés et bâtir là-dessus. C’est d’ailleurs ce que propose Pignocchi (2023 : 12-13), qui parle d’« attaches affectives » avec les territoires (dont les non-humains qui y habitent) et de lier « anticapitalisme et écologie dans un projet politique désirable, nourri d’affects joyeux ». Enfin, la lutte collective contre la croissance comme phénomène morbide devrait aussi s’attarder à attaquer la « désaffection par les abstractions », la « coupure affective », qui est constamment opérée dans les entreprises et les organisations (Lordon, 2016 : 92). C’est notamment toute la question du désengagement moral (Bandura, 2016) qui devient urgente : comment convertir des personnes désengagées en activistes éclairés luttant pour améliorer les choses? Comment procéder à l’orientation et à la « modification des affects » (Latour et Schultz, 2022 : 75)? Pour Jullien (2023 : 126), la complicité et le consentement des individus à leur propre aliénation obligent de « repenser l’engagement à nouveaux frais ». L’analyse des affects que j’ai proposée n’est qu’un point d’entrée parmi d’autres vers une « dé-coïncidence », l’action de « rouvrir un avenir, et ce, à partir de ce présent même » (Jullien, 2023 : 13).
Comme le note Lordon (2015 : 183), la « persévérance » des formes politiques et sociales actuelles « se gagne dans une constante lutte des affects ». C’est peut-être là qu’on peut penser le début d’une nouvelle manière de produire de l’affect commun : à travers la prise de conscience que ce sont plusieurs rapports au monde et conceptions de la vie bonne qui s’affrontent et non pas seulement des idées et des arguments rationnels.
[1] Je mobiliserai Spinoza, mais aussi des commentateurs de Spinoza, notamment Matheron, Massumi, Lordon, Deleuze et Moreau, qui permettent d’expliciter sa pensée.
[2] Bien que l’épanouissement personnel ne passe évidemment pas seulement par le travail, c’est ce dernier qui est mis de l’avant dans le discours méritocratique. Voir à ce sujet : Cabanas et Illouz (2018).
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Acceptabilité sociale de la post-croissance
Numéro 1 – novembre 2023