La transition économique à l’aune du Manifeste de l’Éveil

Jean-Marc Fontana, Juan-Luis Kleinb et Vincent van Schendelc

a, b – Professeur, département de sociologie, UQAM
c – Conseiller stratégique

Comment passer d’un régime culturel fondé sur un progrès social illimité généré par la croissance de l’économie et le management étatique de l’action politique, à un régime culturel post-croissanciste ? La réponse classique, inspirée de l’histoire politique, est simple : le passage se fait par et dans des rébellions ou des actes révolutionnaires. Ces derniers marquent un évènement où s’exprime, dans la violence, un mécontentement et un appel au changement. Curieusement, comme l’indique l’étymologie du terme révolution, le changement représente une sorte de retour à une situation antérieure. C’est ainsi que la Terre effectue une révolution autour du Soleil. Cependant, malgré le fait que la Terre, en révolutionnant, ne modifie pas fondamentalement sa position par rapport au Soleil, il n’en demeure pas moins qu’elle le fait dans un espace qui est lui différent puisque le système solaire lui-même se déplace dans la Voie lactée et que cette dernière est elle-même en mouvement. 

Cantonner le changement à un acte révolutionnaire est hautement réducteur. Comme si tout advenait soudainement. N’importe-t-il pas plutôt de comprendre le chemin conduisant aux rébellions et aux révolutions ? Ceci permettrait de découvrir comment se construisent lentement, par essais et erreurs, les éléments au cœur de ces évènements. Il importe donc de cerner les processus et les dynamiques au fondement d’une nouvelle dépendance au chemin, donc ce qui produit une inflexion du sentier institutionnel : ce qui en vient à être conçu, construit puis emprunté par la masse (Fontan, Klein et Tremblay, 2008).  

Une dépendance au chemin traduit l’existence d’un esprit du temps, lequel rend légitime les orientations culturelles mises de l’avant et à la base des arrangements institutionnels qui soutiennent l’hégémonie au nouveau chemin. Dès lors, pour changer de régime institutionnel, il importerait de tisser de nouvelles voies de passage vers le futur afin de transiter, en relative douceur, d’un système sociétal à un autre. Ce processus, s’étendant sur plusieurs siècles, a été étudié par Karl Marx pour suivre le passage de l’ordre féodal à l’ordre bourgeois (Godelier, 1990). 

En ce début de 21e siècle, nous ne disposons pas de deux ou trois siècles pour incuber un nouveau régime civilisationnel fort d’un ordre social juste et écologique. L’urgence du moment, principalement déterminée par l’impact des changements climatiques sur notre capacité d’habitabilité de la planète, fait en sorte que des réponses rapides demandent à être pensées, testées puis déployées. 

Comment procéder rapidement ? Comment le faire dans le consensus et éviter les déchirements ? Comment, d’une part, assurer une convergence des actions – au sein même des classes dirigeantes et des élites – et, d’autre part, générer une acceptabilité sociale au sein de la population en général ?  

Une dépendance à de nouveaux arrangements institutionnels et organisationnels promoteurs d’une dépendance au nouveau sentier à emprunter impliquerait des changements radicaux. 

  • Pour les classes dirigeantes et les élites aux commandes, ce sont les bases mêmes de leurs avoirs et de leurs pouvoirs qui se trouveront mises au défi par le nouvel ordre à établir. Il s’agira donc de voir émerger une nouvelle classe dominante (Latour et Schultz, 2022) en déclassant les aristocraties en place.  
  • Pour la majorité des populations des pays de l’OCDE, de moins en moins au cœur de l’actuel modèle civilisationnel, sera remis en question la vision d’une qualité de vie fondée sur la grande consommation, alimentée par un système productif reposant sur une grande consommation d’énergie extractiviste, comptant sur le développement inégal des territoires, d’importantes inégalités sociales et dotée de mesures de protection sociale. Il s’agira donc de voir émerger une nouvelle vision du monde qui fasse consensus. 
  • Pour les populations des pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) qui sont de plus en plus appelées à jouer un rôle très important dans la transition. Il s’agira d’avaliser le refus d’un passage développemental obligé vers la grande production et la grande consommation.

Cadrage réflexif 

Notre texte, sur les conditions à suivre pour une transition sociale et écologique juste, puise ses fondements dans les registres anthropologique, philosophique, géographique et sociologique.  

Du registre anthropologique, nous retenons le constat de la profondeur des fractures qui ont alimenté les processus ayant conduit à la domination des hominidés et favorisé l’avènement de l’anthropocène. Du registre philosophique, nous faisons nôtres les acquis du matérialisme historique, les leçons du spinozisme et l’importance occupée par la praxéologie1 et le pragmatisme2 dans la construction des faits sociaux. Du registre géographique, nous retenons la compréhension des rapports de l’humanité à la nature et des territoires, à diverses échelles, qui résultent de ces rapports. Et du registre sociologique, nous prenons note de la conflictualité inhérente au déploiement de toutes actions collectives dans leur finalité de participer à la préservation ou à la transformation des relations sociales. 

Le fil rouge de notre réflexion suit le déroulement logique suivant. Dans un premier temps, nous nous pencherons sur la nature profonde et ancienne des racines de la crise actuelle. Ceci nous amènera à débattre d’une recomposition du vivre ensemble autour des propositions avancées et défendues par les promoteurs et promotrices du Commun (Weston et Bollier, 2013; Dardot et Laval, 2014) et du Buen Vivir (Acosta, 2014). 

Dans un deuxième temps, nous préciserons la nature des transformations à faire advenir. Entre le basculement proposé par Michel Beaud3, l’éloge à la métamorphose d’Edgar Morin4 et la révolution profonde de l’amorphisme proposée par Mikhaïl Bakounine5, s’inscrit une forme de transition novatrice : celle menant à un Éveil civilisationnel. Cet éveil implique à la fois de basculer, de nous métamorphoser et d’être révolutionnaire6

Dans un troisième temps, nous indiquerons que nous sommes déjà engagé·e·s dans un processus transitoire et que plusieurs options se présentent (au moins 3). Face aux choix à poser, nous rappellerons que des actions collectives se disputeront la scène visant l’orientation à donner à une nouvelle normalité, à un nouveau mode de vivre ensemble. Cette recomposition se fait présentement en silos. 

Dans un quatrième temps, et de façon réaliste, nous mentionnerons que la voie transitoire pour un monde socialement et écologiquement juste n’adviendra pas sans débats, tensions et conflits. Dans un cinquième temps, relativement à la voie de la transition sociale et écologique, nous indiquerons cinq points clés à considérer. 

Enfin, en point conclusif, nous préciserons une piste d’action concernant le cheminement pédagogique proposé afin de faire cheminer les propositions présentées dans le Manifeste de l’Éveil. 

1. Passer du développementalisme moderne à une approche civilisationnelle du « commun et du bien vivre ensemble » 

À l’échelle planétaire, l’état d’avancement des différentes sociétés témoigne d’une variété de modèles sociétaux relativement bien intégrés les uns aux autres. Ils cohabitent dans une floraison de modalités relationnelles fondées tant sur la coopération que sur la compétition.  

Cette cohabitation, malheureusement ponctuée de tensions et de conflits plus ou moins violents, est caractérisée par la présence de turbulences et d’agitations sises à différentes échelles de la structuration du vivre ensemble. Des tensions dans les ménages aux guerres prenant place entre gangs; de luttes fratricides entre ethnies aux grands conflits armés entre nations; du harcèlement psychologique entre individus aux aménités entre entrepreneurs et aux conflits de travail, de l’insuffisance de logements appropriés pour les personnes vulnérables aux migrations sociales de grands groupes humains à la recherche de nouveaux espaces pour améliorer leur qualité de vie… ce sont là autant d’expressions multi sources de fractures, de conflictualités et de violences qui sont vécues, observées et documentées depuis des siècles et qui s’intensifient dans le cadre transitionnel en cours. 

Agir pour éradiquer ces fractures et violences exige une approche non seulement compréhensive et respectueuse de la diversité des modèles de société, mais aussi une représentation éclairée de la pluralité des causes à la source desdites fractures et violences. En ce sens, comprendre la nature profonde des rapports sociaux est essentiel à la définition d’un vivre ensemble exempt de ces fractures et violences. Pour parvenir à une telle compréhension, il s’agit moins de réduire la complexité des maux à une ou deux causes que de prendre au corps la nature profonde des phénomènes, des processus et des dynamiques qui les ont créés, qui les font se reproduire et se régénérer. 

Dans la perspective de réimaginer les modalités du vivre ensemble, il importe de ne pas réduire les efforts à l’identification d’une solution toute faite, mono-causale qui prendrait la forme d’un remède miracle. Oui, il est essentiel de mettre fin au patriarchisme, au colonialisme et au capitalisme, mais aussi à toutes les formes d’exploitation, d’autoritarisme, de marginalisation ou de malversation existantes ou à venir. La diversité des modalités de domination exige une palette d’actions et se doit de reposer sur des formes d’intervention tant innovantes que diversifiées pour rendre obsolète les technologies sociales à la base d’institutions et d’organisations dégradantes. 

En ce sens, il s’avère central de renouer avec les expériences historiques passées et présentes, à portée filiative ou coopérative, misant tant sur la collaboration que sur des mises en synergie respectueuses et inclusives des acteurs sociaux. De telles expériences sont très riches en apprentissages et en leçons. Elles remontent loin dans le temps et meublent les fosses du grand cimetière de l’histoire. 

2. Métamorphose, révolution ou basculement – la transition en perspective 

Depuis le début des Temps modernes (fin du 14e siècle), un nouvel environnement sociotechnique a supporté un processus transitoire très particulier, à savoir, un modèle transformatif des sociétés européennes fondé sur le libéralisme et le progrès sociétal. Le régime sociotechnique des Temps modernes a procédé à l’intégration des ordres sociétaux non-européens, comme en témoigne la modernisation des sociétés américaines, africaines et asiatiques. Ce régime en a fait tout autant avec l’apparition d’ordres sociaux contemporains alternatifs en intégrant les modèles communistes ou socialistes de développement du vivre ensemble. 

Si le modèle d’une adaptation matricielle en continu – bien symbolisé par la trajectoire sociétale de la Grande-Bretagne – a dominé pendant plusieurs siècles, nous sommes présentement à une croisée des chemins où il nous faut nous extraire de la logique évolutive prédatrice et extractiviste promue par la matrice d’une modernité déclinante. Une croisée des chemins où la posture dominante impose la pérennisation du mode transitoire moderne, lequel repose sur une accélération des changements sociotechniques, entre autres par l’action de l’intelligence artificielle, au profit de transformations sociétales qui reproduisent les injustices sociales et écologiques et qui s’appuient sur elles. 

Heureusement, d’autres voies coexistent à l’hégémonie du tout à la modernité, dont celle proposant une innovation matricielle radicale en effectuant un basculement vers un nouvel horizon civilisationnel. La voie du re-fondement matriciel consiste à revoir notre cadre de penser et d’agir afin de définir les contours d’une voie transitoire qui mènerait à une nouvelle civilisation. Cette voie de travail nous demanderait d’abandonner la matrice sociétale actuelle et d’œuvrer à une reconfiguration de cette dernière à partir d’une proposition éthique et esthétique de déqualification des régimes sociotechniques et socioculturels dominants et de construction de nouveaux, voire d’innovation sociétale matricielle.  

Le carrefour giratoire de la transition présente donc différentes trajectoires au devenir de l’Humanité. Certaines des voies sont bien avancées dans leur formulation et dans l’expérimentation, telles les options de la décroissance et du convivialisme. D’autres sont en élaboration : tels de différents projets de transition sociale et écologique présents sur le territoire québécois, comme par exemple celui des Ateliers des savoirs partagés (Tremblay et al., 2022), où acteurs et chercheurs collaborent dans le cadre d’actions locales, afin de repenser la ruralité, ou comme Transition en Commun à Montréal ou les initiatives regroupées au sein du collectif Québec Zen 

3. Pourquoi opter pour un re-fondement matriciel ? 

Nous devons induire des innovations matricielles, sous la forme de grappes, de niches, de filières, afin de renouer avec un mode développemental fondé sur l’évolutionnisme lent (slow evolution). Cette voie évolutive, correspondant aux modalités de fonctionnement des écosystèmes écologiques, repose sur l’extension continue de la Nature (favorisant son étendue). Cette voie est possible tout en respectant la diversification et l’extension des formes de vie. 

Dénaturer le souffle créatif par la spoliation de la Nature terrestre (comme ce fut le cas avec l’astéroïde qui a engendré l’extinction des dinosaures) n’a pas empêché l’apparition d’un nouveau stade de la matérialité du vivant et le rebond de la biodiversité qui a suivi l’extinction des dinosaures. 

La destruction combinatoire a été créatrice de nouveauté, témoignant de la présence d’une valeur écologique relative à l’émergence de nouveaux stades d’organisation de la matière, de sauts qualitatifs et quantitatifs dans la façon écosystémique d’étendre l’étance. À l’image du saut qu’a représenté l’apparition de la vie organique sur Terre, il y a quatre milliards d’années, la transition en cours, pour une hyper modernisation fondée sur l’hyper capitalisme (Cotta, 2018), ne débouchera tout au plus que sur une finalité hédoniste et égoïste : une fin pour soi, au service du particularisme humain ou de l’exception humaine; et non une fin en soi d’être partie prenante d’un universel consistant à participer au processus évolutif terrien.  

Spolier la Nature, exploiter les humains sont des raccourcis évolutifs démontrant un manque de grandeur pour ne pas dire notre petitesse. Renouer avec la sagesse du temps long, de l’évolution lente, de l’écosystémicité et de la commensalité demande humilité et modestie, abnégation, un imaginaire critique et une douce et lente créativité. Il s’agit là d’éléments porteurs d’innovations subversives. 

4. La TSE juste, un cheminement ardu qui sera meublé de tensions et de déchirements  

Poursuivre dans la voie de l’hypermodernité n’apparaît pas une option viable pour l’humanité à long terme. Pourtant cette option est bel et bien le chemin privilégié par une partie des élites en place. S’engager dans la voie du réformisme conservateur, symbolisé par la transition de nature énergétique ou du capitalisme vert, apparaît l’option la plus attrayante pour la majorité des gouvernements et des entreprises privées, sociales ou collectives.  

Ce n’est pas le projet de la « transition sociale et écologique juste » (TSE) que nous prônons. Celui que nous proposons repose sur des assises plus radicales. Le type de transition visé prône une transformation en profondeur de nos systèmes institutionnels et de nos schèmes cognitifs. Cette option implique l’éveil de nos consciences à l’édification d’une nouvelle humanité, fondamentalement respectueuse des processus sociaux et des dynamiques écologiques. 

La transition civilisationnelle en cours se nourrit présentement de différentes propositions de sortie de la crise globale qui nous affecte. Leurs promoteurs mobilisent des connaissances et des ressources. Ces propositions sont dites mutuellement en tension ou en opposition les unes par rapport aux autres. Dès lors, des débats ont présentement cours en lien avec des intérêts et des aspirations qui s’opposent. L’histoire nous rappelle que les déchirements d’idées et d’intérêts s’enflamment aisément. Ils laissent éventuellement place à des tensions qui, devenant de plus en plus fortes, se muent en des actions conflictuelles plus ou moins radicales, plus ou moins violentes. Transiter vers un autre ordre civilisationnel ne se fera donc pas en douceur. Remettre en question les pouvoirs dominants se fait rarement sans générer des actions répressives et barbares. De part et d’autre, des résistances et des oppositions se manifesteront. 

Néanmoins, le projet de TSÉ juste s’inscrit dans la posture des actions non violentes telles que promues par Mohandas Karamchand Ghandi (2019). Un tel projet civilisationnel se présente comme une expérience constructive et inclusive où l’acceptabilité de la chose demandera le recours à des démonstrations exemplaires sur les possibles entourant le nouveau monde à édifier. 

Parler d’acceptabilité sociale de la transition à opérer diffère de la situation propre à l’acceptabilité d’une nouvelle usine dans un quartier résidentiel ou d’un parc éolien dans un paysage rural. La différence tient essentiellement à l’ampleur du projet en jeu et de la nécessaire participation de l’ensemble de la société à sa réalisation. Dans le cas d’une usine ou d’un parc éolien, l’ensemble du mode de vie de la population devant accepter le projet n’est pas fondamentalement affecté, ou s’il l’est, c’est à une échelle réduite. De plus, la population est consultée eu égard à un processus de conceptualisation qui lui échappe. Pour le projet d’une transition sociale et écologique juste, l’ensemble du mode de vie sera affecté et la population devrait être au cœur du processus de conceptualisation. On parle alors d’une acceptabilité praxéologique combinant à la fois réflexion dans l’action et action dans la réflexion. L’acceptabilité se construit au fur et à mesure, dans et par l’expérimentation. C’est ainsi que les paramètres d’un nouvel esprit du temps peuvent lentement émerger et s’incruster. 

5. Les chemins de l’utopisme effectif 

Pour rendre notre monde et nos réalités plus justes, il incombe d’explorer les chemins de l’utopisme effectif. Il s’agit de s’engager sur les voies tracées par les alternatives privilégiant un vivre ensemble altier, solidaire, inclusif, démocratique et écologique. Cinq démarches de travail sont minimalement requises pour aller dans cette direction. 

Le premier pas à poser est d’accepter de se dissocier de la tyrannie des désirs et des besoins. Nous avons à réapprendre à dire non et à fonder la satisfaction de nos besoins, désirs et aspirations sur ce qui fait sens socialement et écologiquement parlant. Certaines populations autochtones démontrent actuellement qu’il est possible de penser différemment notre rapport à l’utilisation de la force motrice mécanique tout en vivant bien… 

Le deuxième pas consiste à renouer avec une matérialité minimaliste afin de nous doter de conditions objectives matérielles propices au développement de relations sociales non prédatrices ou extractivistes. À titre indicatif, le mouvement de la simplicité volontaire représente une option pour aller dans cette direction… 

Le troisième pas est de nous recentrer sur le local. Il s’agit de refonder notre rapport à la subsistance sur la territorialité locale et à faire du régional, du national ou du mondial des extensions contrôlées par le mouvement localiste, et non l’inverse. Le mouvement municipaliste trace les contours d’un vivre ensemble pensé et gouverné à partir du local… 

Le quatrième pas est de mettre la science au service de la résolution effective des problèmes sociaux et sociétaux et non à la solde de placebo. Ces problèmes émanent de situations qui demandent une ou des réponses socialement acceptables et légitimes, comme le propose Boaventure de Sousa Santos (2011) dans sa conceptualisation des épistémologies du Sud. L’épistémologie développée par John Dewey sur la « recherche » et la démocratie du « public » offre, en ce sens, un cadre opératoire prometteur…  

Le cinquième pas est d’ordre institutionnel et repose sur des changements à apporter aux grands systèmes institutionnels en place. L’État et le Marché sont les deux plus importants champs institutionnels à réformer. Présentement, les avancées sur ce point s’inscrivent plus dans une logique d’extension de la modernité et moins en faveur d’un cadre institutionnel émancipateur de l’extractivisme et de la prédation. La démocratie et la participation publique apparaissent ici comme des conditions essentielles pour amorcer de telles réformes. 

Il ne peut donc pas y avoir transition sans une recomposition de la trame culturelle d’une société et cette recomposition peut difficilement reposer sur un projet qui ne parviendrait pas à y inscrire la majorité (Haveaux et Praillet, 2019). Les cinq moments de la grande marche à entreprendre sont des exemples du travail de recomposition des orientations culturelles à innover autour d’une acceptabilité à édifier en cours de route. 

Conclusion 

Le cocktail découlant de la juxtaposition des dérèglements sociaux aux dérèglements climatiques mine graduellement les fondements de l’ordre civilisationnel actuel. Dans une configuration sociétale, lorsque les désavantages prennent le dessus sur les avantages, un processus de perte de sens, de perte de légitimité et d’obsolescence des fondements de l’idéologie dominante prend place.  

Au moins trois voies défensives et malheureuses ont été historiquement adoptées pour contrer l’étiolement de la pertinence et de la légitimité d’un ordre sociétal : (1) le refus du changement et l’imposition par la force d’une cohésion sociale fictive (la situation prévalant en Corée du nord); (2) le laisser aller dans un aveuglement et une insouciance (l’exemple d’immobilisme actuel aux États-Unis); (3) la désaffiliation des parties prenantes et une balkanisation des modalités de réponse et de recomposition d’un ordre sociétal viable (le cas haïtien). L’acceptabilité se trouve muselée dans le premier scénario. Elle est banalisée dans le deuxième. Elle se fragmente dans une multitude désorganisée dans le troisième. 

Rêver d’un projet civilisationnel qui fasse consensus à l’échelle planétaire relève de l’utopie. Il ne peut donc pas y avoir de plan intégré à soumettre à la population mondiale. Cette dernière ne fait pas corps et elle est partie insérée dans des blocs et des sociétés en lutte pour l’hégémonie. L’acceptabilité ne peut alors être que partielle et limitée à des pans particuliers de cette population. D’où la proposition de Bruno Latour et de Nicolaj Schultz (2022) de voir apparaître une nouvelle classe, de nature non pas économique mais écologique. 

La scène d’action pour une transition sociale et écologique se situe donc à l’échelle politique et culturelle. Elle relève de la formation d’un mouvement social édifié à même la convergence, dans une grande alliance, des luttes portées par « les prolétaires, les mouvements féministes, les mouvements post-coloniaux, les peuples dits autochtones, les jeunes, les intellectuelEs, les scientifiques » (Gibelin, 2022, p. 1). Elle repose sur l’idée d’habitabilité et des conditions à respecter pour assurer un vivre ensemble qui soit respectueux à la fois des impératifs de justice sociale et de l’écologie. L’humanité fait face à la convergence des effets des dérèglements climatiques et sociétaux. Le modèle qui en émergera devra être juste sur ces deux plans et n’en faire qu’un seul, comme le conçoit Arturo Escobar (2018), qui nous invite à « sentir et penser avec la Terre ». 

Pour accéder au Manifeste de l’Éveil : https://manifeste-eveil.uqam.ca/ 


[1] Sur la praxéologie voir : Lhotellier, A. & St-Arnaud, Y. (1994). Pour une démarche praxéologique. Nouvelles pratiques sociales, 7(2), 93–109. https://doi.org/10.7202/301279ar.
[2] Sur le pragmatisme voir : Tiercelin, Claudine. Le pragmatisme comme méthode scientifique de fixation de la croyance In : C. S. Peirce et le pragmatisme [en ligne]. Paris : Collège de France, 2013 (généré le 27 août 2022). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782722601901. DOI : https://doi. org/10.4000/books.cdf.2002.
[3] Michel Beaud (1997). Le basculement du monde. De la terre, des hommes et du capitalisme, Paris, La Découverte. http://classiques.uqac.ca/contemporains/beaud_michel/ balculement_du_monde/balculement_du_monde.html.
[4] Edgard Morin (9 janvier 2010). Éloge de la métamorphose. Le Monde : https://www.lemonde.fr/idees/ article/2010/01/09/eloge-de-la-metamorphose-par-edgarmorin_ 1289625_3232.html
[5] Michaïl Bakounine (1865). Catéchisme révolutionnaire. https://www.marxists.org/francais/general/bakounine/ works/1865/00/bakounine-cat.htm. Michaïl Bakounine (1860-1874). Lettres à Herzen et à Ogareff, dans Michel Dragomanov (1896). Paris, Perrin et cie. http://ia800900. us.archive.org/22/items/correspondancede00bakuuoft/ correspondancede00bakuuoft.pdf.
[6] Sur le Manifeste de l’Éveil, voir : Fontan, Klein et Schendel, https://manifeste-eveil.uqam.ca/.

Bibliographie : 

Acosta, A. (2014), Le Buen Vivir, Paris, Les éditions Utopia. 

Cotta, A. (2018). L’hyper capitalisme planétaire. Paris, Odile Jacob. 

Dardot, P. et Laval, C. (2014). Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte. 

Escobar, A. (2018). Sentir-penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident, Paris, Le Seuil. 

Fontan, J.-M., Klein, J.-L. et Tremblay, D.G. (2008). Social Innovation at the Territorial Level: from Path Dependency to Path Building. Dans P. Drewe, J.-L. Klein et E. Hulsbergen (dir.). The Challenge of Social Innovation in Urban Revitalization (p. 17–27). Techne Press. 

Ghandi, H.K (2019). Du devoir de désobéissance civile, théorie et pratique, Paris, Payot & Rivages. 

Gibelin, V. (2022). Mémo sur la nouvelle classe écologique, de Bruno Latour et Nikolaj Schultz, https://lanticapitaliste.org/opinions/culture/memo-sur-la-nouvelle-classe-ecologique-de-bruno-latour-et-nikolaj-schultz.  

Godelier, M. (1990). La théorie de la transition chez Marx. Sociologie et sociétés, 22(1), 53–81. https://doi.org/10.7202/001301ar

Haveaux, C. et Praillet, F. (2019). « Territoires et climat : la transition sera d’abord culturelle ! », Renouvelle, https://www.renouvelle.be/fr/territoires-et-climat-la-transition-sera-dabord-culturelle/.  

Latour, B., et Schultz, N. (2022). « Mémo sur la nouvelle classe écologique : comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même », Empêcheurs de penser en rond. 

Santos, B. de S. (2011). « Épistémologies du sud », Études rurales, Terrains, cultures & environnement, 187, p. 21-50. 

Tremblay, P.A., Bérard, S., Bussières, D., Caillouette, J., Doyon, M., Dufresne, C., Lachapelle, R., Laroche, S., Lavoie, M.E., Morin, L., Tremblay, S., Tremblay, S., Camus, A., Fontan, J.M., Tremblay, D.G., Klein, J.L. (2022). Les Ateliers des savoirs partagés : connectivité et développement en milieu rural. The Journal of Rural and Community and Development, 17(2), 177-199. 

Weston, B.H et Bollier, D. (2013). Green Governance. Ecological Survival, Human Rights and the Law of the Commons, Cambridge, Cambridge University Press. 


Acceptabilité sociale de la post-croissance

Numéro 1 – novembre 2023