Arthur Beranger
Masterant en Études Politiques, EHESS
#CommunautésÉcologiques #InstitutionsPolitiques #Écohameau #Post-Croissance
Les défis biophysiques, sociaux ou encore anthropologiques que traversent nos sociétés semblent dépasser les compétences des systèmes sociopolitiques préexistants, entraînant une modification profonde de l’espace public. En effet, l’augmentation des défis sociétaux d’envergure mêlée à l’accroissement des nouvelles technologies et des réseaux sociaux conduit paradoxalement à la division des sociétés en fonction de préférences culturelles ou politiques (Barucq et al., 2021). De plus en plus d’individus recherchent donc la sécurité au sein de communautés partageant les mêmes valeurs qu’eux, sur la base d’idéologies établies ou émergentes. Une partie de ces communautés tend particulièrement à se multiplier hors des centres urbains, regroupant plusieurs foyers dans une perspective d’autonomie et d’émancipation politique, et avec la conscience de s’inscrire et prendre part à un écosystème social, mais aussi – et surtout – biologique. Nous les désignerons sous l’appellation « communautés alternatives écologiques ». À des valeurs de respect de l’environnement, nous ajoutons les critères de « communauté intentionnelle », définis notamment par la littérature anglophone et Timothy Miller (1990 ; 1999), à savoir : ces communautés doivent avoir une existence réelle et réunir au moins 5 individus – dont 3 foyers différents – qui proposent de nouvelles manières de vivre ensemble avec un partage de biens communs.
Pour ma part, j’ancre ma recherche empirique dans l’ouest de la France, au sein d’un écohameau – un regroupement de foyers mettant en œuvre des pratiques écologiques au cœur d’un espace localisé – en cours de création ; les premières réflexions collectives ayant débuté il y a 3 ans environ. Celui-ci devrait, à terme, se composer d’une dizaine d’habitations “en dur” (des foyers avec des matériaux communs, bien qu’écologiques, excluant ainsi les cabanes ou habitats légers tels que des yourtes), d’espaces communs (buanderie, atelier, salle polyvalente, etc.), d’un espace de maraîchage et possiblement d’une chèvrerie. Le groupe, qui s’est initialement créé au travers d’un appel sur les réseaux sociaux, rassemble aujourd’hui des individus de 32 à 45 ans (et quelques enfants), qui occupent des postes d’ingénieurs, d’architectes ou encore dans le domaine informatique, par conséquent avec un capital économique relativement élevé. La majorité souhaiterait par ailleurs conserver leurs emplois actuels, tandis que quelques-uns travailleraient au sein de l’écohameau – au maraîchage ou auprès des animaux. Ils sont pour la plupart originaires de la région ou installés depuis plusieurs années. J’ai pu les rencontrer à plusieurs reprises lors de leurs réunions plénières, organisées tous les mois, mais aussi par visioconférence de manière hebdomadaire. La phase de construction dans laquelle se trouve le projet me permet d’assister aux évolutions et tensions entre les individualités et les valeurs, mises en lumière lors de ces réunions. Les différents débats et nuances qui animent la vie du collectif sont mises en exergue au cœur de ce processus créatif, aspect qu’il aurait été plus difficile à percevoir au sein d’un projet déjà en place, qui peut s’afficher comme un ensemble monolithique. Par conséquent, combinant questionnements théoriques et enquête empirique, nous nous intéresserons au travers de cet article aux rapports entretenus entre communautés alternatives écologiques et institutions, et si cette relation peut illustrer le « projet civilisationnel » promu consciemment – ou non – par ces communautés.
1. Le rapport aux institutions comme ligne de tension
Ces communautés alternatives écologiques, loin de constituer un ensemble unifié, se composent d’une multitude de groupes, ne promouvant pas les mêmes valeurs, et s’opposant parfois même sur certains aspects considérés comme centraux tels que les modes de gouvernances, d’habitations, de relations à l’extérieur et au vivant, de degré d’autonomie, etc. Ainsi, dans ses travaux sur les communautés et leurs relations à l’ensemble des formes et structures politiques, Bhungalia (2019) établit la distinction entre : les communautés de résistance et les communautés du refus. Les premières – préalablement développées dans la littérature anglophone, et notamment chez Simpson – se caractérisent par leur opposition directe et frontale à l’État, avec un désir d’entrer en confrontation afin de promouvoir un modèle alternatif aux pouvoirs dominants, à savoir l’ensemble des institutions et structures qui soutiennent le système socio-économique actuellement majoritaire. Les communautés du refus quant à elles ne reconnaissent pas, voire rejettent, l’autorité de l’État, sans toutefois matérialiser cela dans une conflictualité directe. Ces communautés ne veulent plus jouer le jeu du système. Par un « refus d’aller en ce sens » (Simpson, 2014), les individus y prenant part cultivent une volonté d’échapper au contrôle des pouvoirs dominants après y avoir longtemps consenti.
En reprenant une analyse développée par Lordon, nous pouvons néanmoins distinguer et définir des communautés d’une autre nature que l’on nommera « communautés de fuite ». Sous cette dénomination s’engage une double fonction. La « fuite » s’établit tout d’abord comme le processus d’initiation attribuable à toutes nouvelles communautés, les individus y prenant part s’engageant tous, à leur début, dans un mécanisme visant à échapper à leur condition initiale. Toutefois, au-delà d’un processus, la communauté de fuite représente aussi un état, dans lequel les individus ne s’engagent pas dans un désir subversif, mais plutôt dans la construction d’un projet alternatif autocentré. Au cours de cet article, lorsque ce n’est pas spécifié, nous considérerons la communauté de fuite dans cette seconde acception. Celle-ci pourrait dès lors être confondue avec la communauté de refus, néanmoins cette dernière, par la non-reconnaissance de l’autorité étatique et l’intention d’engager la communauté comme une forme de protestation – bien que les individus y prenant part ne le formulent parfois pas directement –, vise à troubler l’ordre sociopolitique dominant, ce qui n’est pas le cas des communautés de fuite.
Ces différents types de communautés composent ainsi le gradient des conflictualités vis-à-vis des institutions. Celles dites de résistance composent le plus haut degré, avec une opposition frontale, qui peut s’illustrer matériellement. Ensuite, les communautés de refus qui, quant à elles, tendent à contester l’État, mais dans une pratique plus insidieuse, souvent à la frontière de la légalité, tout en cherchant parfois les soutiens institutionnels qui peuvent servir leur projet. Enfin, les communautés de fuite n’ancrent pas leur position dans une conflictualité – ou bien de manière minime –, préférant le caractère autocentré de leur initiative. Néanmoins, au sein de cet ensemble, nous considérerons ces catégories comme non restrictives, perméables et dynamiques.
Ainsi, malgré leurs différends certains, toutes ces formes de communauté s’accordent sur la nécessité de « reconfigurer l’espace des possibles » (Ibid.) et sur l’impératif de construire un ailleurs. Toutefois, alors que les relations conflictuelles entre les institutions et les alternatives écologiques ont massivement fait l’objet d’études universitaires – comme en démontrent les travaux de Pruvost ou encore Tonnelat –, les rapports entretenus par les communautés de fuite sont très peu analysés. Cela manque d’autant plus à l’analyse que ces communautés de fuite revendiquent la construction d’un modèle alternatif, en marge des systèmes socio-économiques prédominants, sans pour autant vouloir s’engager dans un processus conflictuel. Dès lors, comment cette relation entretenue avec les institutions s’illustre comme un marqueur principal pour les communautés, mais représente aussi un potentiel générateur de tensions ?
Le rapport aux institutions est le fruit d’une réflexion complexe pour les communautés alternatives écologiques. Comme évoqué précédemment, il y a des communautés dites de résistance qui se caractérisent par leur opposition frontale envers les institutions et les pouvoirs dominants, dont l’exemple de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en était la parfaite illustration. Cette Zone à Défendre – acronyme de ZAD – regroupait une multitude de collectifs autonomes et autogérés, dont la grande majorité affirmait une non-reconnaissance des instances et institutions politiques, un refus de se constituer en association ou de percevoir des aides de l’État, et une opposition directe avec tout ce qui se rapprochait des pouvoirs dominants.
Quant aux communautés du refus, elles se distinguent elles aussi par leur volonté d’indépendance et d’autonomie, mais elles n’engagent pas de rupture totale ni frontale, contrairement aux communautés de résistance. Ainsi, il y a ainsi la plupart du temps une volonté d’utiliser les prestations de l’État disponible, une constitution en association, voire parfois une recherche d’approbation de certaines institutions politiques et élus locaux, mais aussi un jeu de pratiques à la frontière de la légalité – avec par exemple l’utilisation d’habitats légers, ou l’engagement de certains membres dans la désobéissance civile. Ce n’est pas une conflictualité matérielle qui s’engage ici, mais plutôt une recherche de pratique contestataire par l’autonomie et le jeu juridique, tout en usant souvent des aides à disposition. Dans les deux cas présentés il y a un consensus général à ne plus jouer le jeu du système, les individus prenant part à ces communautés y ayant longtemps consentis, cela s’exprime désormais par une volonté d’échapper au contrôle des pouvoirs dominants et une intention d’engager la communauté comme une forme de protestation – sans nécessairement le formuler –, visant à troubler l’ordre sociopolitique prédominant.
2. Ethnographie de la fuite, une communauté dans l’ouest de la France
Néanmoins, la communauté que j’observe dans l’ouest de la France ne s’inscrit pas dans cette perspective. En effet, tous les individus y prenant part reconnaissent pleinement les institutions investies dans le projet – l’idée de ne pas reconnaître leur autorité n’a jamais été évoquée et ne semble pas même imaginable. Tous semblent ainsi tacitement s’accorder sur la volonté de ne pas s’opposer à celles-ci – ce qui engagerait le collectif dans un processus compromettant sur plusieurs points. De plus, les premières réunions ont dessiné une volonté de profiter des biens publics à disposition : le choix du lieu devait remplir plusieurs critères tels que posséder une école ou encore avoir un accès direct à une grande ville, et d’autres facteurs ont pesé dans la décision finale comme la présence d’une médiathèque et de la fibre dans la commune choisie. Enfin, il semble y avoir une certaine proximité avec les représentants des institutions politiques locales. Ainsi, par le biais des médias locaux, le maire de la commune d’accueil probable semblait être un personnage important pour le collectif, les accompagnants et les aidants à mettre en place leurs intentions. Néanmoins, dans les faits, les individus prenant part au projet relativisent cette proximité, sans pour autant contester l’autorité et le pouvoir décisionnel du maire. Certains membres du groupe engagent également un contact rapproché avec les ABF – Architectes des Bâtiments de France – afin que le projet s’inscrive pleinement dans la continuité urbanistique désirée par ces institutions. En ce sens, la communauté que j’observe est amplement différente des autres précédemment évoquées, elle ne se construit pas en opposition aux institutions afin de faire valoir ses pratiques écologiques et le développement de son projet, mais plutôt dans une perspective autocentrée qui ne vise pas à s’accroitre ou à s’engager dans une mouvance subversive. Au contraire, elle semble même entretenir une relation de proximité avec les institutions impliquées dans l’initiative. De par sa nature et de par la relation qu’elle entretient à différents niveaux, on peut la qualifier de communauté de fuite comme définie initialement.
Les différents types de communautés évoqués se situent donc sur différents pans. Elles s’accordent toutes sur la nécessité de « reconfigurer l’espace des possibles » (Simpson, 2015) et sur la croyance qu’il est possible de construire un ailleurs. Néanmoins la relation entretenue – ou non – avec les institutions politiques s’inscrit comme une ligne de tension majeure. Ce conflit s’ancre par ailleurs matériellement, Tournadre donnant l’exemple d’un ancien habitant de la ZAD de Notre-Dame-de-Landes nouvellement arrivé dans la communauté observée, qu’il définit comme de la « pacotille », pointant la « légèreté » des actions entreprises. Il existe donc bien un conflit entre les communautés alternatives écologiques, certes latent, mais qui tendra à se développer dans les années à venir à mesure que celles-ci se développeront sur le territoire, chacune adoptant des rapports propres envers les institutions.
3. Vers quel « projet civilisationnel » ?
Cette approche nous amène à questionner d’autres problématiques subalternes, puisque les relations aux institutions occupent une place centrale dans les prises de position des communautés, s’inscrivant comme une ligne de divergences majeures. Il convient donc de définir comment ce rapport, vecteur de tensions potentielles, influe sur le monde que se proposent et projettent de construire les communautés. Ainsi, cette relation particulière avec les institutions qu’entretiennent les communautés de fuite comparativement à leurs homologues aux volontés subversives est-elle un marqueur plus profond ? Plusieurs slogans affichés dans les temps forts de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes tels que « Contre l’aéroport et son monde » ou « Notre monde contre le leur » s’en prenaient non seulement au projet aéroportuaire, mais aussi à tout l’univers qui l’englobait, créant un espace de fracture manichéenne entre les deux pôles qui s’affrontaient, sur fond de problématiques environnementales. Moore dans Le Capitalisme dans la toile de la vie (2020), développe ainsi cette ontologie selon laquelle le capitalisme ne se définit pas uniquement comme un mode de production, mais plus généralement comme un “projet civilisationnel”, projet contre lequel semblaient s’opposer les zadistes, qui ne défendaient plus seulement le bocage nantais, mais bien la promotion d’un “monde” en dehors de celui présenté par les pouvoirs dominants. Dès lors, comment analyser cela à la lumière des communautés de fuite et quelle position adopte le collectif étudié ?
Le groupe observé s’institutionnalise autour de nombreux documents créés par les membres entre 2020 et 2022, définissant l’idéologie et les principes de l’initiative. L’un d’eux dessine le contour des valeurs défendues et les pratiques que souhaite mettre en place le collectif. Un socle “officiel” de 5 valeurs fondamentales, considérées d’une même importance, a ainsi été rédigé dans les documents fondamentaux. Toute personne souhaitant rejoindre le projet – dont l’entrée se fait par entretien avec les membres puis par un processus d’intégration progressif – doit reconnaître ces valeurs. La première est le respect de chacun et des individualités, affirmant qu’il faut reconnaître et accepter les différences, que le groupe ne doit pas effacer ces individualités qui renforcent l’intelligence collective. La seconde est l’ouverture vers l’extérieur, dans laquelle le groupe cherche à éviter l’entre-soi et à favoriser la transmission, le partage, l’échange, la coopération, l’accueil et le dialogue. Leur troisième valeur est la solidarité – entendue ici uniquement à l’échelle du collectif –, puisque le groupe partage des objectifs communs, ils affirment qu’il est important que cela soit soutenu par l’entraide, permettant de développer le vivre ensemble de la communauté. La quatrième est la résilience, définie comme la capacité du groupe à traverser des difficultés et à s’adapter aux changements, qu’ils soient dus à des causes internes ou externes au groupe. Ils considèrent ainsi que nous vivons une période de profonde transformation de notre société et du vivant, et que pour répondre à cela, la vie en habitat participatif et la mise en commun de biens permettraient une plus grande résistance et inspireraient la société de demain. Enfin, l’écologie constitue la dernière valeur fondamentale du projet, les membres ayant à cœur de mettre en œuvre une façon d’habiter plus respectueuse du monde vivant, permettant un meilleur équilibre entre l’Homme et son environnement naturel. Ils affirment ainsi que l’espèce humaine, sans distinction, est aujourd’hui responsable d’une dégradation importante des milieux naturels, et qu’il faut par conséquent reconsidérer le rapport au vivant, de façon à limiter l’impact négatif sur les autres espèces et assurer de meilleures conditions de vie pour tous. Vivre en écohameau permettrait une attention plus importante de ces problématiques, favorisant la biodiversité, un mode de vie plus sobre et des actions respectueuses de l’environnement.
Le collectif distingue donc plusieurs points centraux, notamment l’écologie – qui reste la problématique initiale de la création de l’écohameau, inspirant de manière sous-jacente l’ensemble des autres discours – puisque selon eux, l’être humain est largement responsable de la détérioration du milieu environnemental dans lequel il s’insère. Cela semble ainsi faire écho à la conception anthropocénique – sans que le collectif ne le nomme précisément – selon laquelle l’Homme est devenu une force géophysique majeure sur Terre, influant sur l’échelle du temps géologique (Crutzen et Stoermer, 2013). Or plusieurs chercheurs s’accordent à ne pas placer l’anthropos comme le responsable indifférencié de cette influence sur la nature, mais plutôt l’organisation capitaliste du monde, invoquant dès lors la notion de « capitaloscène ».
Cela se développe ainsi sur plusieurs points pour Moore (2020): la datation de ce problème ne trouve pas sa naissance suite à l’industrialisation de la fin du XVIIIe siècle ou après la Seconde Guerre mondiale – même si c’est à cette époque que se répandent massivement les gaz à effet de serre et les premières transformations de l’environnement –, mais plutôt au XVIe siècle estimant que le projet civilisationnel capitalistique y prend sa source comme entreprise d’appropriation de la nature. Il s’agit ainsi de comprendre la relation entre monde naturel et monde social en dépassant le dualisme substantialiste Société / Nature. Moore propose le principe de « double intériorité » pour interpréter cela, dans lequel le capitalisme ne fonctionne qu’en s’appropriant la nature, et la nature ne cesse d’intérioriser / de capter les effets du capitalisme. La nature est donc perçue comme une ressource dépendamment de la temporalité sociohistorique dans laquelle elle s’inscrit.
En ce sens le capitalisme ne représente plus uniquement un mode de production, mais bien un « projet civilisationnel », avec « une façon d’organiser la nature » (Ibid.) visant à créer un monde dans lequel tous ses éléments seraient interchangeables. Selon Moore, le capitalisme repose par conséquent sur l’appropriation d’une nature bon marché – à laquelle appartient la force de travail – permettant d’accroître l’accumulation de capital à moindres frais, se trouvant ainsi être un mélange « entre pillage et productivité ». Nos sociétés ont reposé sur plusieurs matières premières que se sont appropriées les entreprises capitalistiques à bas coûts : le bois, le charbon, le gaz, le pétrole, etc. qui ont quelquefois rencontré leurs limites – quantitatives ou qualitatives, devenant parfois obsolète. Le capitalisme connaît alors des crises quand il est à « l’épuisement des rapports d’appropriation » – qui peuvent être dû à des phénomènes externes, il est néanmoins capable de rebondir, passant au cycle suivant et trouvant dès lors une nouvelle nature « bon marché » à s’approprier.
Dès lors, comment interpréter cette mise en perspective au prisme de la communauté de fuite étudiée ? Comme nous l’avons remarqué, il n’y aucune dénonciation du capitalisme dans leurs écrits, bien que l’écologie et la problématique d’appropriation de la nature constituent des valeurs primaires. Cela se retrouve également dans les conversations informelles que j’ai pu entretenir avec eux. Ainsi, lorsque je les interroge quant à leurs choix de créer et d’intégrer un tel projet de communauté alternative et écologique, beaucoup me répondent qu’ils font cela avant tout dans une perspective de retour à la nature et de reconnexion avec le vivant, afin d’en profiter et d’élever leurs enfants dans ce cadre, pour leur donner “le goût de la nature”. L’ensemble des personnalités au capital économique et culturel élevé qui composent le groupe ont conscience que tout semble se dégrader autour d’eux – et c’est en partie pour cette raison qu’ils créent leur projet – avec comme cause unique l’Homme, sans évocation des systèmes sociaux, politiques et économiques. Mêlé aux valeurs de solidarité et de vivre-ensemble promu par le collectif, le groupe ne se construit donc “contre” rien – si ce n’est “l’être humain” qui dégrade son milieu naturel – et encore moins contre les institutions, mais uniquement dans des actions de bienveillance à l’égard du monde qui l’entoure. Or ces positions ne sont bien souvent pas celles adoptées par les communautés de résistance et de refus, qui vont parfois jusqu’à dénoncer cela. Ces dernières peuvent se montrer critiques vis-à-vis des communautés de fuite, ne les considérant pas suffisamment subversives. Néanmoins la réciprocité ne semble pas effective, puisque les individus que j’ai interrogés semblent, dans leurs discours, soutenir ces initiatives conflictuelles, sans pour autant y prendre part.
Conclusion, alors l’opprobre ?
Dès lors, il convient peut-être de ne pas penser la communauté de fuite comme une alternative, elle-même n’étant pas vectrice de volonté de changement politique. En effet, selon les critères que définit Wright dans Utopies réelles (2020), le collectif observé ne s’engage pas dans une stratégie de rupture – il n’entretient pas un réseau de militants local ou de désobéissance civile –, la stratégie interstitielle – basée sur la diffusion de son mode de vie ou l’inscription dans un territoire localisé, hors-institutionnel – semble rester minime, et la stratégie symbiotique de participation à la vie politique locale est quant à elle floue. La communauté, s’alignant sur un projet institutionnalisé sans désavouer les structures politiques locales, se démarque donc plutôt par sa « bonne morale civique » (Bantigny et Gobille, 2018), en ne s’inscrivant pas dans un projet subversif.
La communauté de fuite ne constitue donc pas une alternative, ne possédant pas de leviers d’action politique, elle reste néanmoins un laboratoire préfiguratif. Elle se situe à la marge, sans volonté subversive, mais avec le désir de créer une utopie politique – cultivant des valeurs écologiques et une organisation sociale particulière, bien qu’autocentrée –, à la manière de la « civilisation éphémère en dehors des civilisations établies » que propose l’étude des pirates malgaches de Libertalia par Graeber (2019), ou bien l’analyse sociopolitique des îles grecques de Ikaria et Gavdos de Kallis, Varvarousis et Petridis (2022), qui tentent de présenter un modèle de rupture avec la société de croissance, sans nécessairement entrer en confrontation avec celle-ci. Dès lors, c’est peut-être sous cet angle qu’il faut analyser les communautés de fuite. Elles ne constituent pas des pouvoirs alternatifs d’influences politiques propres, ne s’inscrivant pas dans une ligne subversive de stratégies symbiotiques interstitielles et de ruptures, néanmoins, tout en soutenant les projets qui s’en revendiquent, les communautés de fuite représentent des laboratoires préfiguratifs. En développant des pratiques de vie et de gouvernance nouvelles, avec « une façon d’organiser la nature » (Moore, 2020) qui leur est propre, elles tendent peut-être – sans le nommer – à développer des pratiques originales en accord avec les initiatives « de lutte », cultivant un espace social dans l’attente d’une évolution politique favorable à l’influence qu’elles disséminent.
Bibliographie
Barucq, L., Smolar, P., et Council, N. I. (2021). Le monde en 2040 vu par la CIA : Un monde plus contesté. Editions des Equateurs.
Bantigny, L., et Gobille, B. (2018). L’expérience sensible du politique : protagonisme et
antagonisme en mai–juin 1968. French Historical Studies, 41(2), p. 275.
Bhungalia, L. (2019). Laughing at Power : humor, transgression, and the politics of refusal in Palestine. Environment And Planning C : Politics And Space, 38(3), 387404.
Blitstein, P. A., et Lemieux, C. (2018). Comment rouvrir la question de la modernité ? Politix, n° 123(3), 7.
Crutzen, P. et Stoermer, E. (2013). « The ‘Anthropocene’ » Yale University Press, p. 479‑490.
Fassin, D. (2022). La société qui vient. Éditions du Seuil.
Graeber, D. (2019). Les pirates des lumières ou la véritable histoire de Libertalia. Libertalia.
Ion, J. (1997). La fin des militants ? FeniXX.
Kallis, G., Varvarousis, A., et Petridis, P. (2022). Southern thought, islandness and real-existing degrowth in the Mediterranean. World Development, 157, 105957.
Lallement, M. (2019). Vivre dans ce monde, non de ce monde ? l’expérience communautaire de The Farm. Nouvelle Revue De Psychosociologie, N° 28(2), 15.
Lordon, F. (2019). Vivre sans ? : Institutions, police, travail, argent. . . La fabrique éditions.
Malm, A. (2020). Comment saboter un pipeline ? La fabrique éditions.
Miller, T. (2000) The 60s communes : hippies and beyond.. Choice Reviews Online, 37(09), 375277.
Miller, T. (1992). American Communes, 1860-1960 : A Bibliography. The Journal of American History. Garland Pub.
Moore, J. (2020). Le capitalisme dans la toile de la vie : Ecologie et accumulation du capital. Éditions de l’Asymétrie
Richard, F., Dellier, J., et Tommasi, G. (2014). Migration, environnement et gentrification rurale en montagne Limousine. Journal of Alpine research | Revue de Géographie Alpine, 1023.
Simpson, A. (2014). Mohawk interruptus. Dans Duke University Press.
Steffen, W., Crutzen, P. J., et McNeill, J. (2007). The Anthropocene : Are humans now overwhelming the great forces of nature. AMBIO : A Journal of the Human Environment, 36(8), 614621.
Wright, E. O. (2020). Utopies réelles. La Découverte.
Acceptabilité sociale de la post-croissance
Numéro 1 – novembre 2023