Gislaine Anwarite Kasi
Université Catholique du Graben (UCG/BUTEMBO), RDC
#Acceptabilité sociale #Énergie #controverse #Nord-Kivu #RDC
Un « problème d’acceptabilité » désigne communément les situations dans lesquelles le développement d’un projet ou le fonctionnement d’un équipement ne se déroulent pas comme prévu. Les domaines de l’innovation, de l’aménagement ou de l’environnement sont particulièrement concernés, notamment lorsque l’innovation est refusée, le projet est contesté, voire parfois abandonnés (Barbier et Nadaï, 2015).
Le développement de projets d’infrastructure se fait rarement sans contestation. Les impacts environnementaux, économiques et sociaux de ces projets soulevant parfois la controverse, notamment car ils rentrent en conflit avec les valeurs de certains acteurs. Lesquels, portant une vision différente du développement ou, à tout le moins, de l’aménagement d’un milieu donné, peuvent se sentir mis à l’écart voir instrumentalisé dans les processus décisionnels (Yates et Arbour, 2016). Ces dernières années les décisions et les projets, tant publics que privés, semblent faire l’objet d’une contestation croissante, qu’il s’agisse de la mise sur pied ou de la révision de programmes, ou encore de l’installation de nouvelles infrastructures, la population s’organise pour infléchir les décisions jusqu’à faire annuler certains projets (Gendron, 2014). Les enjeux d’« acceptabilité sociale » prennent de l’ampleur et deviennent de plus en plus incontournables dans les processus décisionnels. Certes, ce concept relativement nouveau demeure une notion aux contours flous, dont la résonance et la finalité ne font pas consensus. Batellier (2015) souligne, par exemple, que « le manque de repères tend à en faire une notion vide de sens, malléable et manipulable à toutes fis, utilisée de façon pragmatique, sans références explicites à des fondements conceptuels et théoriques rigoureusement établis ».
Mais le terme offre tout de même une assise théorique mobilisable. Boutilier et Thomson (2011) montrent par exemple que l’acceptabilité sociale peut comporter quatre niveaux : Le rejet, l’acceptation/tolérance, l’approbation/le soutien et la co-appropriation.
L’énergie, une condition de base du développement socioéconomique
L’accès à l’énergie est un élément fondamental pour le développement humain (Quoilin, 2010). L’électrification des zones rurales est devenue une nécessité pour le développement local. La production d’énergie doit s’effectuer dans un contexte de développement intégré et en cherchant à adapter l’offre à la demande. Pour cela, il est nécessaire de bien identifier la demande énergétique afin de proposer des solutions électriques adaptées (Ndao et Idrissa, 2022), facilitant d’autant l’accueil et l’acceptation du projet par les populations locales. Depuis plus d’un siècle, les développements économiques de nombreuses régions dans le monde sont allés de pair avec une croissance importante de la production (et de la demande) énergétique. Une croissance qui est majoritairement couverte par le recours aux sources d’énergie fossile.
L’accès à l’énergie a de conséquents avantages, Del Río et Burguillo (2008) parlant notamment de création d’emplois, de la génération de revenus pour les propriétaires terriens, de réduction de l’exode rural, d’acquisition de connaissances par les populations locales grâce aux transferts de technologie, d’attrait touristique engendré par le projet (« projet de démonstration »), d’utilisation de ressources locales, de création d’activité, etc. L’accès à des services énergétiques fiables et abordables permet aussi le développement d’entreprises et participe à la vitalité de l’économie. L’éclairage, par exemple, permet de prolonger l’activité commerciale au-delà des heures du jour. L’énergie pour l’irrigation permet d’améliorer la production de nourriture et l’accès à une meilleure nutrition (Nussbaumer et al., 2013). Si l’on prend encore le cas de l’agriculture, cet effet peut être expliqué par divers mécanismes : les revenus et les rendements agricoles peuvent être considérablement améliorés grâce à l’accès à l’électricité. L’accès aux moyens de communication permet également aux agriculteurs de se tenir au courant des prix du marché, ce qui leur permet de prendre des décisions et des orientations plus avisées.
Toutefois, cet accès à l’énergie peut aussi se révéler destructeur, notamment lorsque cela va de pair avec une production de plus en plus importante de biens et de services, au-delà de la capacité de charge des écosystèmes (Rockström et al., 2009).
Présentation du projet Énergie du Nord-Kivu (ENK)
La Province du Nord Kivu, en République Démocratique du Congo, a l’un des plus faibles taux d’accès à l’électricité du pays (seuls 2,6% de la population ayant accès à l’électricité), ne disposant pas d’un réseau électrique ni d’une compagnie nationale d’électricité. Le récent projet « hors réseau » fournit pour la première fois de l’électricité aux petites et moyennes entreprises (PME), ainsi qu’à la population des villes de Butembo et Beni. Il se substitue également aux groupes électrogènes gazole disponibles en nombre limité, et très polluants. Il s’agit d’un projet intégré de production d’électricité, comprenant : (1) la construction et l’exploitation de deux petites centrales hydroélectriques, d’une puissance installée de 11,9 MW ; (2) l’établissement des réseaux de transmissions et de distribution ; et (3) la vente de l’électricité par un système des compteurs à prépaiement.
Le projet vise la couverture des villes de Butembo et de Beni grâce aux lettres d’intérêts des PME, soutenu par le ministre provincial et les chefs coutumiers qui accordent des droits de jouissance à ENK en échange de redevances périodiques. La société ENK, spécialisée dans le domaine de l’électricité, a deux associés (le gouvernement provincial du Nord-Kivu et la Société de technique spécialisée (STS) et œuvre en République Démocratique du Congo depuis 1984. ENK opère au Nord-Kivu, STS en revanche opère sur toute l’entendue de la RDC et au-delà de ses frontières via des partenaires étrangers. La société ENK contribue par exemple à la transition vers une énergie plus propre avec la Centrale hydroélectrique d’Ivugha inaugurée en 2018. D’autres acteurs locaux développent des microcentrales pour renforcer l’approvisionnement en électricité, notamment l’Université Catholique du Graben, Katwakirundi, et Kabunga (Roger, 2022).
Pourtant, ce projet suscite une grande méfiance de la population locale, malgré des avantages mis de l’avant pour le développement socio-économique de la région.
Direction méthodologique de l’enquête
Dans cette recherche, nous avons utilisé des méthodes de collecte des données médias pour rassembler des points de vue de la population en faveur et contre le projet ENK. Braun et al. (2017) proposent cette méthode qualitative comme une alternative aux entretiens plus traditionnels. En plus de mes observations ethnographiques, nous avons mobilisé les contenus en ligne de la radio universitaire « Voix de l’UCG », de la radio « Elimu » et des données provenant des débats diffusés sur la société ENK et de la chaîne YouTube de Maître Sekera Kivasuvwamo, un activiste des droits de l’homme et avocat. Cette approche nous a permis d’accéder aux opinions de diverses personnalités, notamment l’évêque du diocèse, le ministre de l’Industrie, des députés nationaux, des représentants de la société civile, ainsi que différents groupes de pression.
Un projet qui divise la population et suscite une vive opposition
Ces données montrent que l’éclairage rendu possible par la mise en place du réseau électrique a fondamentalement stimulé l’activité économique des deux villes. En journée tout comme en soirée, la disponibilité électrique a contribué au développement des activités économiques, tels la vente de produits agricoles, la production de popcorn, l’élevage de poulets, la pisciculture, la couture, la menuiserie, les salons de coiffure, le fonctionnement des cabines téléphoniques, etc. L’électricité offre ainsi aux jeunes de nouvelles opportunités d’investissement et un rendement accru pour d’autres entreprises. Un des habitants témoigne en ces termes :
« Les poules qui n’ont pas été commandées en temps, nous les vendons aux charcutiers qui les conservent au froid. Pourtant, il y a quelques années, acheter du poulet frais et prêt à la cuisson dans une charcuterie était du pur luxe, se remémore-t-il avec sourire, voyant comment tout peut changer d’un clin d’œil. »
Cependant, très vite, une déception s’est installée au sein de la population, une méfiance envers ENK a émergé à la suite de coupures de courant et de l’incapacité de l’entreprise à répondre à la croissance de la demande d’électricité. En effet, le développement des activités économiques entraîne un accroissement de la demande d’électricité. La situation s’est détériorée dans la deuxième année suivant la mise en place du projet d’ENK. Les coupures fréquentes de courant en sont la principale raison, entraînant des pertes pour les entreprises et freinant le développement économique régional. Monseigneur l’évêque de Butembo-Beni partage ses inquiétudes en ces termes :
« Nous avons connu plus d’une semaine de pénurie d’électricité. On nous promet une interconnexion avec une nouvelle turbine pour renforcer l’alimentation. Nous avons traversé différentes étapes, des groupes électrogènes aux panneaux solaires, démontrant notre connaissance des sources d’énergie. Nous attendons avec impatience toute amélioration de l’approvisionnement électrique. »
Maitre Sekera ajoute que couper l’électricité sans un avertissement préalable de la part du fournisseur est considéré comme une infraction punissable de « servitude pénale de 3 à 6 mois et d’une amende de 1 à 500 millions des francs congolais ». Il est reconnu que ces coupures engendrent des dommages et des pertes importantes pour les entreprises de la région, appelant alors à une indemnisation. Un citoyen affirme par exemple avoir perdu en moins de 24h son business qui devrait lui apporter pas moins de 3000 à 5000 dollars américains. Il demande à ce qu’ENK prenne ses responsabilités, expliquant que son « système d’élevage de poissons en circuit fermé dépend du courant électrique pour l’oxygène. Les délestages ont tué 35 000 alevins d’une valeur de 3 500 dollars, affectant mes commandes futures ».
Un député National Éric Kamavu souligne encore :
« Des coupures fréquentes causent des pertes importantes à la population, notamment dans des hôpitaux où des équipements coûteux sont endommagés. Par exemple, à l’Hôpital Matanda de Butembo, un appareil de 10 000 dollars a été endommagé lors d’une coupure soudaine. »
Outre ces cas, d’autres incidents similaires sont fréquents, ce qui entraîne aussi des endommagements aux appareils électroniques domestiques. Malheureusement, la structure réglementaire en place n’oblige pas ENK à couvrir ces dommages, qui décline toute responsabilité. Les interruptions ont donc des effets négatifs sur le développement économique local, entravant la croissance économique, l’un des grands enjeux pour les habitants de ces régions. La faible capacité d’ENK et son monopole de 30 ans sur la distribution d’électricité à Butembo suscitent également l’indignation. L’Évêque de Butembo-Beni soutient la libéralisation de la fourniture d’électricité, espérant que Virunga SARL servira la population :
« Quand j’arrive à Goma, il y a au moins 5 Sociétés qui desservent la ville. C’est la libéralisation. Pourquoi donner à quelqu’un, aujourd’hui, si c’est vrai, 30 ans de monopole comme si nous étions encore dans la colonie ? ».
Le député Eric Kamavu souligne qu’aucune preuve sur terrain ne montre que le monopole de distribution du courant pouvait être uniquement donné à la société ENK. En effet, ENK a déjà montré ses limites. Il semble évident que la société ne détient pas de document servant de preuve d’exclusivité de servir la contrée.
« ENK se réfère souvent à un contrat de société avec STS, même si ce contrat avait été suspendu en 2017. Malgré l’incapacité d’ENK à répondre à la demande croissante d’énergie à Butembo et Beni, elle refuse toute concurrence, invoquant un prétendu monopole. La population avait accueilli favorablement la demande du gouverneur en janvier 2022 pour que Virunga Energies étende son réseau, mais est désormais étonnée et déçue que cela n’ait pas encore été réalisé malgré la disponibilité de plus de 10 mégawatts produits dans le territoire de Lubero. »
Cette faible capacité est décriée par Monsieur Polycarpe Ndivito, président de la Fédération des entreprises du Congo (FEC). Il démontre que la région a besoin de plus de courant que les entreprises ne le ne croient. À part les ménages, des petites industries locales ont également besoin du courant pour exercer leur activité économique. Ainsi, il s’exprime en ces termes : « Nous avons besoin de 40 mégawatts pour alimenter nos unités de production telles que COBKI, CETRACA, Mbanga, Power 7, Kahehero, Kalitex, et d’autres qui fabriquent divers produits. Il est crucial d’avoir un approvisionnement électrique fiable pour toutes ces entreprises ».
L’énergie électrique est aussi un des facteurs d’attraction des investissements directs étrangers. Sa quantité insuffisante constitue une des difficultés pour le milieu. Ainsi, une mobilisation des investisseurs locaux ou étrangers dans le secteur industriel est presque inexistante.
Outre ces sources de récriminations, la location mensuelle des compteurs par ENK selon les catégories d’abonnés n’est pas appréciée par la population de Butembo, comme le dénonce le député Eric qui soutient que : « ENK loue des compteurs chaque mois à des prix élevés, sans possibilité d’achat, coûtant moins de 10$ ailleurs. Cela nuit gravement à une population meurtrie par la guerre ».
Par suite des coûts excessifs de l’électricité, en particulier les frais de location de compteur, il semble que l’accès à l’énergie soit réservé à une élite, contredisant le septième objectif de développement durable qui vise à fournir des services énergétiques abordables à tous. La population de Butembo voit ainsi grandir son mécontentement envers la société ENK, soupçonnant qu’elle n’a pas toutes les autorisations nécessaires pour opérer. Ils préféreraient une collaboration entre ENK et Virunga pour un meilleur service, mais ENK semble prioriser ses propres intérêts. En réponse à ce manque de service, la population a vandalisé des installations d’ENK et organisé des manifestations contre la société. Ces actions ont eu des conséquences graves, incitant à la création d’une association de consommateurs pour faire pression sur le fournisseur.
En plus de ces sources de mécontentements, des retards et des plaintes concernant le raccordement et le traitement ont été signalés, révélant une mauvaise qualité générale du service. De plus, un réseau électrique composé uniquement de poteaux en bois pose des risques pour les populations proches. Rappelons aussi que, la Milice Mai-Mai sème l’insécurité en ville de Butembo et aux alentours. Le 21 février 2020, la centrale Ivugha a été la cible de cette milice. D’après Aaron Mafuta, directeur technique de cette société, cette attaque est la quatrième depuis son installation.
Conclusion
Cette étude a pour objectif de comprendre la méfiance des populations envers la société Énergie du Kivu et son de service de courant électrique dans la région de Butembo et Beni. Quatre principales causes contribuent à l’inacceptabilité de ce projet par la population : les coupures intempestives et délestages (1), la faible capacité du réseau (2), les prix d’abonnement exorbitant (3) (ainsi que la de location compteur illégal) et l’absence d’interconnexions entre les réseaux et la situation de monopole de l’entreprise du secteur (4). Cela garde le milieu dans un statu quo économique qui maintient la population dans une insatisfaction et une dépendance. Ainsi, l’acceptabilité du projet d’ENK est remise en question par la population locale qui manifeste sa colère par différentes actions collectives, allant des marches et sit-in aux actions de sabotage des infrastructures. Depuis août 2023, la centrale Ivugha a finalement été interconnectée avec Talihya. Il sera donc intéressant de regarder dans quelques années l’effet de cette interconnexion sur la stimulation du tissu économique.
Il est important de remarquer comment les enjeux d’acceptabilité sociale et de croissance économique se posent dans des perspectives diamétralement entre les pays riches qui ont un accès garanti à l’électricité et aux services de base et les pays ou région plus pauvres dans lesquels la croissance économique semble-être une condition sine qua non du développement. Toutefois, cette croissance ne se fait pas à n’importe quel prix et les réactions de la population peuvent être violentes lorsque les fruits de cette croissance sont accaparés et ne permettent pas un véritable développement des activités locales.
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Acceptabilité sociale de la post-croissance
Numéro 1 – novembre 2023